Le droit de ne pas être hermétique

Le droit de ne pas être hermétique

Le Professeur Paul-Henri Steinauer, spécialiste renommé du droit privé, a donné sa leçon d’adieu à l’Université de Fribourg. A 69 ans, fort d’une riche carrière académique, le civiliste s’apprête à prendre une retraite méritée. Il nous livre ses impressions de parcours et son interprétation – juridique et avec bon sens – de quelques faits d’actualité.

Professeur Steinauer, en tant qu’ancien étudiant de notre Université, recteur de 1995 à 2003 et pilier de la Faculté de droit depuis quarante ans, quelles sont les impressions marquantes de votre carrière académique?
Un des points les plus frappants est le développement quantitatif de la Faculté de droit. En quarante ans, ses effectifs ont triplé. De petite faculté sur le plan suisse, nous sommes devenus une faculté de taille moyenne. Cette augmentation est due en partie à l’arrivée d’étudiants extra-cantonaux et, surtout, à l’augmentation massive du nombre des étudiantes. Dans la Faculté de droit, et au sein de l’Université en général, les femmes sont désormais majoritaires. Cet accroissement est bien sûr positif, mais il a rendu les auditoires plus anonymes.


Les cours de droit font salle pleine, se réjouit le Prof. Steinauer, ce qui rend aussi parfois les auditoires plus anonymes. © Nicolas Brodard

Le monde académique évolue. Il y a eu le grand bouleversement du système de Bologne introduit au début des années 2000. Quel bilan tirez-vous de ce changement?
A Fribourg, on a eu une attitude très ouverte envers «Bologne»: l’adoption de ce nouveau système s’est faite globalement sans remous. L’idée simple de deux étapes, d’abord une solide formation de base (bachelor), puis un approfondissement ou une spécialisation (master), avec une possibilité de mobilité à la fin de la première étape, a convaincu la majorité des étudiants et du corps enseignant. L’homogénéisation de la structure des études au niveau européen me paraît une bonne chose, pour la mobilité, la cohésion et le langage commun que cela implique. Il est vrai cependant que la coupure entre le bachelor et le master convient moins bien à certaines branches. En droit en particulier, nous avons dû veiller à une bonne coordination entre ces deux étapes, pour que la formation demeure solide pour tout le monde.

Certaines voix critiquent une scolarisation des études. Qu’en pensez-vous?
Ce n’est pas «Bologne» qui oblige à cela. La scolarisation, qui est reprochée parfois comme un effet de ce système, tient plutôt à la façon dont les programmes d’études sont conçus: les facultés qui introduisent des programmes semestriels «scolarisent» beaucoup plus que celles qui ont des programmes annuels. Ces derniers laissent plus d’autonomie à l’étudiant pour mûrir la matière enseignée. D’un autre côté, on peut se dire que des examens plus fréquents stimulent les études. En somme, la manière de mettre en œuvre le système de Bologne dépend des options prises à l’intérieur des facultés.


Carnets de notes et ordinateurs se côtoient dans les rangées, si bien qu’aujourd’hui les visages des étudiants sont trop souvent cachés derrière les pommes des machines, déplore le Prof. Steinauer. © Hugues Siegenthaler

La Faculté de droit de Fribourg bénéficie-t-elle toujours de la grande réputation qu’on lui prête?
Bien sûr, et cela tient sans doute aux personnes qui y ont enseigné depuis des décennies et qui ont beaucoup publié. A Fribourg, la tradition est d’être professeur et chercheur à plein temps (les enseignants n’exercent pas de surcroît la profession d’avocat ou de notaire). La Faculté de droit fribourgeoise a aussi fourni un effort pionnier en matière de formation continue: les Journées suisses du droit de la construction, par exemple, ont été parmi les premières de ce type en Suisse. Enfin, notre faculté est bilingue; c’est la seule en Suisse où l’on peut étudier en deux langues. Des étudiants y viennent de la Suisse entière; ils passent presque tous devant au moins une autre université avant d’arriver chez nous: c’est qu’il doit y avoir une bonne raison de venir à Fribourg!

Hormis une pleine et entière carrière académique, vous avez été juge suppléant au Tribunal cantonal fribourgeois de 1987 à 2012. Cette pratique a-t-elle nourri vos réflexions et votre enseignement?
Oui, cette activité accessoire parmi d’autres – car j’ai aussi participé à de nombreuses commissions et groupes de travail – m’a évité l’enfermement dans une tour d’ivoire! Ces activités à côté des tâches académiques sont nécessaires pour garder le contact avec la réalité.


Rentrée 2017, les étudiants en première année prennent possession de leurs auditoire. © Nicolas Brodard

Mais, au fond, le droit, c’est quoi, pour vous, par rapport à la réalité?
Le droit ne doit pas être un monde hermétique, mystérieux, inaccessible. Il s’agit de la réglementation de la vie sociale, qui concerne tout le monde. Il doit aussi y avoir une relation de confiance entre le législateur et les personnes qui appliquent la loi: il serait dangereux d’avoir des kilomètres de lois dont plus personne ne connaît le contenu. A l’inverse, nous subissons aussi l’influence de la culture anglo-américaine, qui est beaucoup moins axée sur des principes légaux et raisonne davantage au cas par cas, avec une grande crainte de la responsabilité individuelle; ce qui a pour conséquence, par exemple, d’allonger indéfiniment les contrats. Il faut garder un juste milieu.

Quels sont vos domaines de recherche préférés?
J’ai beaucoup publié et enseigné dans le domaine des droits réels. Il s’agit de tout ce qui concerne la maîtrise juridique du monde matériel: la propriété, les gages, les servitudes, etc. Je me suis aussi intéressé au droit du mariage, surtout aux régimes matrimoniaux, qui régissent les biens des personnes mariées. Et j’ai beaucoup travaillé le droit des successions, c’est à-à-dire la réglementation du passage des biens de génération en génération.

Votre leçon d’adieu a porté sur une révision en cours du droit des successions. En quelques mots, de quoi s’agit-il ?
Dans ce projet de révision, qui devrait être soumis au Parlement prochainement, il est question de tenir compte des nouveaux modes de vie familiale. Notre droit des successions est pensé et structuré pour des familles juridiques, mariées ou en partenariat enregistré. Cela pose le problème des successions pour les partenaires de vie ou les enfants qui se trouvent hors du cadre légal. Comment répondre à cette situation de plus en plus fréquente? C’est la question sociale principale qui est posée. La réponse sera largement politique. Le Parlement a déjà pris une option, en décidant que les personnes non mariées ne seront pas reconnues comme des héritières légales ni assimilées à des personnes mariées. En revanche, on va donner plus de liberté à chacun pour qu’il puisse laisser une plus grande partie de ses biens aussi à sa famille de fait. Je fais partie du groupe de travail qui planche sur ces questions au niveau fédéral. L’idée est de diminuer les réserves héréditaires – ce qui est bloqué pour les enfants, le conjoint ou le partenaire enregistré, et les père et mère de la personne décédée.


Mardi 5 juin 2018, le Prof. Steinauer donnait sa leçon d’adieu dans l’Aula Magna. © Federico Respini

En tant qu’ancien vice-président de la Commission fédérale de la protection des données, de 1993 à 2007, que pensez-vous de l’évolution actuelle de cette question?
La protection des données relève d’une part du droit public fédéral et cantonal et, d’autre part, du droit privé (banques, assurances, entreprises etc., qui collectent des données) dont je m’occupais. Au plan fédéral, ces deux aspects du droit ont été réunis dans une seule loi. Je me souviens qu’à l’époque, les tenants de la protection des données étaient considérés un peu comme des gens qui peignaient tout en noir. Aujourd’hui, on constate une véritable prise de conscience à la suite du développement de l’informatique et à l’heure de la collecte massive de données privées.

Ce pompage de données représente-t-il un danger réel pour la vie privée, si l’anonymat est garanti ou «si on n’a rien à se reprocher», comme argumentent certains?
Il y a toujours de gens que cela ne gêne pas, mais il semble qu’une conscience sociale est née pour réclamer des limites à cette moisson de données privées traitées à notre insu et de manière incontrôlable. Rien n’est gratuit: si l’on collecte vos données contre un service soi-disant gratuit, c’est qu’elles vont servir à quelque chose, mais à quoi? Le véritable problème, c’est l’agrégation des données privées. Aujourd’hui, vous pouvez facilement dresser des profils des personnes à partir du rassemblement de leurs données privées. Ce qui dérange le plus, car c’est le plus visible, c’est l’utilisation publicitaire de ces données, mais ce n’est peut-être pas le plus dangereux. Imaginez que votre profil serve à donner une image de vous, un reflet de votre état de santé, par exemple, ou de vos convictions personnelles… Qui pourrait utiliser ces données? Est-ce que nous nous rendons assez compte que les données que nous laissons un peu partout presque inévitablement peuvent être vendues ou utilisées à mauvais escient?


Bernhard Waldmann, doyen de la Faculté de droit, et Astrid Epiney écoutent attentivement la leçon d’adieu de leur prédécesseur. © Federico Respini

Comment réagir?
Au niveau individuel, cela ne sert pas à grand-chose. Vous pouvez faire enlever vos données du dossier d’une entreprise ou d’une administration, mais cela ne changera pas le système. Il faut une prise de conscience chez ceux qui traitent les données et, en outre, une réaction institutionnelle, étatique. En Suisse, ce sont surtout les délégués à la protection des données qui peuvent prendre des mesures, au besoin en provoquant des décisions judiciaires. Leurs compétences devraient encore être renforcées et des mesures prises pour tenter de contrôler les traitements de données.

Etes-vous optimiste par rapport à la protection de la personnalité?
J’ai en tout cas l’impression que la conscience collective progresse. Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire, ce d’autant que le phénomène dépasse les frontières.

Quel est votre modèle ou idéal de droit?
J’enseigne le Code civil suisse depuis quarante ans et ce code, qui date de 1907, m’a toujours paru un modèle d’expression législative. J’aime cette manière de faire des lois simples avec des textes compréhensibles: pas plus de trois alinéas par article, pas plus d’une phrase par alinéa… C’est un droit accessible à tout un chacun, populaire dans le bon sens du terme. Il reflète un esprit suisse – dans le bon sens du terme, aussi – qui fléchit un peu de nos jours, sous l’influence du droit européen qui est construit autrement et est plus compliqué.


Image de synthèse du futur bâtiment de la Faculté de droit que le Professeur Steinauer appelle de ses vœux. © Ruprecht Architekten

Etes-vous satisfait du projet de construction du nouveau bâtiment de la Faculté de droit?
Savez-vous que ce projet remonte à 1994? Il faisait partie d’un concept global établi dans une commission dont j’ai fait partie. Il était question d’étoffer et de moderniser les infrastructures de l’Université de Fribourg pour qu’elle reste compétitive.  La première étape était Pérolles II, la deuxième étape sera prochainement la construction de la nouvelle Faculté de droit sur le site de la Tour Henri-Miséricorde, et la troisième étape sera la modernisation des très vieux bâtiments de la Faculté des sciences. Tous ces projets sont nécessaires, ils correspondent aux besoins d’infrastructures actuels. Aujourd’hui, l’Université de Fribourg occupe une place indéniable dans le paysage des hautes écoles. Le futur master en médecine avec des caractéristiques fribourgeoises accentuera encore son rôle. Il faut que les infrastructures soient à la hauteur.

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  • Page du Professeur Paul-Henri Steinauer

 

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Author

Jean-Christophe Emmenegger est rédacteur indépendant. Après sa licence en lettres obtenue en 2005, il séjourne une année en Russie, où il débute le journalisme. Auteur d'études historiques et littéraires sur les relations Suisse-Russie, il publie en 2018 aux Editions Slatkine Opération Svetlana, un livre qui révèle en détail les six semaines que la fille de Staline avait passées en Suisse après sa fuite d'URSS en 1967.

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