Dossier

La question: une quête du plaisir

Au cœur du questionnement, le plaisir. S’il y a la question qui tue, celle qui dérange, il y a aussi eu, de tout temps, la question par pur hédonisme. Professeure ordinaire en psychologie à la Faculté des lettres et sciences humaines, Valérie Camos ouvre le dossier et décrypte les mécanismes du plaisir par la connaissance.

En tant que spécialiste du développement cognitif, Professeure Camos, c’est quoi au juste une question?

Valérie Camos: Ça, pour une question philosophique (rires)… Comment y répondre? C’est le moyen le plus direct et le plus efficient pour nous autres humains de faire une recherche d’informations. Car nous sommes, par essence même, un grand système d’acquisition d’informations. Les enfants, qui découvrent sans cesse de nouvelles situations qui mobilisent de nouvelles facultés et connaissances, sont très vite de grands questionneurs. Ils entament un cycle motivant, parce que plein de récompenses. La notion de plaisir, la satisfaction de la récompense, est la clé pour comprendre notre mécanisme de curiosité. Un adulte, lui, ne pose pas forcément autant de questions, parce qu’il maîtrise plus de moyens pour trouver des informations avec autonomie. Mais pour les uns et les autres, notre système d’acquisition d’informations partage un même objectif: maximiser les résultats par rapport aux coûts et en retirer du plaisir. Notre fonctionnement cognitif ayant des capacités restreintes et une durée de vie limitée, dont nous tenons à jouir, une question est un moyen peu coûteux pour obtenir beaucoup d’informations.

 

Y a-t-il dans ce mécanisme de questionnement un cycle de vie, des étapes distinctes?

L’apparition des questions verbalisées intervient vers les 3–4 ans, notamment avec la fameuse période des «Pourquoi?» que tout parent connaît bien. Mais un enfant procède déjà à d’intenses questionnements avant cet âge, sous forme de vocalises ou d’attitudes gestuelles. Ce n’est que vers 7–8 ans que l’enfant est en mesure, de manière relativement autonome, de rechercher par lui-même des réponses qui alimentent son système cognitif, plutôt que de dépendre de ses questions à ses parents. Habitué à des outils – qu’il maîtrise même partiellement – tels que l’écriture et la lecture, mais aussi un téléphone, un ordinateur ou une tablette, il assouvit sa curiosité hédoniste et donne de la substance à sa «machine à acquisition d’informations».

 

Etre curieux, à quoi bon?

On distingue deux grands types de curiosité complémentaires, présents chez chacun d’entre nous à des degrés divers de développement: la curiosité perceptive en est peut-être l’état le plus simple. On est surpris par quelque chose que l’on voit, qui touche nos sens, par l’ambiguïté d’un comportement ou d’une situation; on se dit alors: «Tiens, c’est bizarre!». Dès sa naissance, le nouveau-né interagit avec ce type d’événements: tout ce qu’il vit est un phénomène nouveau qu’il ne peut pas comprendre immédiatement, tous ses sens sont en éveil dans cette quête.

Et puis il y a la curiosité épistémique, celle qui porte sur les connaissances. C’est celle qui motive les chercheurs, les artistes, toutes les personnes qui ont un vrai amour de la connaissance dans quelque domaine que ce soit. Un musicologue féru de Wagner, par exemple, activera le même processus qu’un chercheur universitaire.

Ces curiosités ne s’expriment que s’il y a un facteur motivationnel qui les sollicite. Et, pour ramener la motivation profonde à son essence, que l’on soit artisan ou hyper expert d’un domaine universitaire, il s’agit encore et toujours d’une quête du plaisir. La curiosité perceptive réduit un conflit: dans une situation inconfortable qu’on ne comprend pas, on cherche une explication qui apaise ce conflit et satisfait notre mécanisme de connaissance. Il en va de même pour la curiosité épistémique. Il y a une forme de jouissance, un hédonisme du savoir: plus on est satisfait, plus notre curiosité est motivée.

 

 

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A-t-on identifié un apogée, puis une phase de déclin de la curiosité?

Avec l’âge, les différences individuelles sont notables. Prenons un Jacques Dubochet, notre prix Nobel à l’enthousiasme débordant qui, du haut de ses 76 ans, reste assoiffé de connaissances. Alors que d’autres du même âge ont perdu le plaisir du questionnement, peut-être par le fait du déclin de leurs facultés cognitives ou de leur motivation au plaisir. Mais tant que ça marche, on continue. Il n’y a pas vraiment d’apogée, sauf l’intégrité ou non, au gré des circonstances de la vie, du mécanisme motivationnel.

On a aussi analysé que, dans certains domaines d’expertise, un âge d’or de la connaissance peut se manifester plus précocement. Les grandes découvertes en sciences exactes ou en mathématiques sont souvent le fait de jeunes chercheurs. Alors que dans les domaines des sciences sociales, des arts ou des lettres, elles émergent plus rarement avant l’âge de 40 ans. C’est que l’acquisition d’un tel savoir demande plus de temps pour parvenir à maturité.

 

Y a-t-il des modifications notables selon le type de société et de culture dans lequel on évolue?

Oui, on peut pointer comme facteurs déterminants les différences culturelles et sociales, l’éducation, les moyens et outils à disposition pour assouvir la curiosité épistémique. Chacun trouve en fait son plaisir là où il le veut, avec les outils qu’il possède. Un indigène papou sera curieux des éléments de l’environnement avec lequel il interagit, mais aura a priori moins d’outils à disposition qu’un chercheur suisse pour assouvir d’autres champs de curiosité.

 

Avec les nouveaux médias, notre époque est grande consommatrice d’informations sans que n’ait été posée de question…

On n’a pas encore assez de recul pour comprendre avec précision l’impact que ces nouvelles technologies et l’explosion des informations à disposition induisent sur notre mécanisme cognitif. Je suis prête à parier que la révolution du livre imprimé a provoqué un changement autrement plus important. Certes, dans notre monde occidental nous avons accès à l’information de manière beaucoup plus rapide et le facteur de multiplication en est colossal. Au niveau de la recherche, cela a aussi profondément modifié les pratiques.

Mais on n’absorbe pas plus d’informations à l’aide de ces nouveaux outils, notre capacité cognitive reste restreinte. Alors on utilise ce que l’on a, et avoir accès à plus d’informations ne va pas nous en faire traiter plus. Tout au plus cela va-t-il générer plus d’interférences. Aujourd’hui, l’heure est au zapping, au papillonnage, l’acquisition des connaissances sera moins solide car il faut toujours passer du temps pour un traitement profond de l’information et son stockage. Même si culturellement ou pour des raisons économiques on essaie de nous expliquer que non. Cela m’a sauté aux yeux dernièrement en voyant, dans un documentaire, un maître sushi de plus de 70 ans affirmer sereinement qu’il commençait seulement à comprendre comment en confectionner…

 

Et le non-questionnement, est-ce le fait d’un désintérêt ou d’un manque de curiosité?

La recherche du plaisir par la connaissance n’existe pas forcément chez tout le monde. Parfois cette capacité n’est que latente. La récompense, la satisfaction et le plaisir d’acquérir une nouvelle information ne représentent pas toujours une motivation.

 

Mais alors, les questions de professeurs universitaires qui composent ce dossier, différentes de celles d’autres adultes?

Le mécanisme ne diffère guère, mais il est poussé à l’extrême depuis plus longtemps. Là encore, l’élément motivateur essentiel est la curiosité. La même que celle de l’enfant de jadis, mais nourrie de beaucoup plus d’informations et de plaisir…

 

 

Notre experte Valérie Camos, professeure ordinaire en psychologie et développement cognitif à la Faculté des lettres et sciences humaines, est une spécialiste mondialement reconnue du domaine. Après avoir travaillé dans plusieurs universités aux Etats-Unis et en Angleterre et avoir dirigé une équipe dans une unité CNRS en France, elle est venue s’installer à Fribourg il y a 8 ans. Elle a été la première femme nommée à l’Institut Universitaire de France comme membre junior en psychologie et a été faite Chevalier de l’Ordre National du Mérite français en 2013. Elle travaille aujourd’hui à un programme ambitieux portant sur la mémoire de travail (voir Alma&Georges, 19.07.2016, unifr.ch/alma-georges). 
valerie.camos@unifr.ch