Dossier

L’erreur de Marx ou la revanche de la technologie

Pour Marx, la véritable nature humaine est générique. L’homme ne se reconnaît et ne se réalise que dans le social. Dans la société capitaliste, il est déchiré entre l’économique, où prévaut l’individualisme, et le politique, où s’esquisse la communauté. C’est seulement au terme de l’histoire, une fois que le politique et l’économique auront fusionné dans le communisme, que l’homme véritable pourra s’épanouir.

Nés à près d’un siècle d’intervalle, Adam Smith (1723–1790) et Karl Marx (1818–1883) balisent encore aujourd’hui le champ de la pensée économique sur un point fondamental, celui du degré d’autonomie de l’activité économique. Pour Smith, son temps marquait une rupture par l’émancipation de l’économique de la totalité sociale, tandis que, pour Marx, l’économique est enraciné à jamais dans le social et y joue un rôle central. La même divergence sépare les deux auteurs à propos de la nature humaine. Pour Smith, l’instinct égoïste de l’homme-individu fait partie intégrante de sa nature, alimentant ainsi son inventivité. Au niveau macro, cela donne le jeu efficace du marché, nourri par la confrontation entre intérêts particuliers et modéré par la «main invisible».

 

Matérialisme historique

Contrairement à Smith, dont l’essentiel de l’œuvre se cantonne dans l’exploration du présent, Marx et son complice, Friedrich Engels, cherchaient à percer l’avenir en mettant à nu les lois qui gouvernent l’histoire de l’humanité. Le résultat, connu sous le nom de matérialisme historique, est à la source des mouvements sociaux qui ont abouti à la révolution russe de 1917, à la conquête de l’Europe de l’Est par le communisme après la 2e guerre et – peu après – à celle de la Chine. Il s’agit donc d’une pensée qui a labouré le monde et dont l’empreinte reste encore bien visible.

Le matérialisme historique repose sur le triptyque qui permet de caractériser tout système socio-économique: forces productives, rapports sociaux ou de production, et superstructure. Selon Marx et Engels, toute l’histoire humaine s’analyse à l’aide de ces trois notions et de leurs interactions. Engels écrivait: «Je me sers […] du mot matérialisme historique pour désigner une conception de l’histoire qui cherche la cause première et le grand moteur de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d’échange et dans la lutte des classes.» (tiré de Paul-Dominique Dognin, Initiation à Karl Marx, Le Cerf, Paris, 1970).

Dès 1847, Marx identifie les variables qui déterminent l’histoire humaine: «Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent le mode de production et en changeant leur mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent leurs rapports sociaux. Le moulin à bras donnera la société avec suzerain; le moulin à vent, la société avec capitaliste. Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux. Ainsi, ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les rapports sociaux qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques transitoires. Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées: il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement – mors immortalis.» («Misère de la philosophie», dans Œuvres, Pléiade, Paris, 1965, p. 79).

 

Inexorable déterminisme

Dans l’Introduction à la critique de l’économie politique (1859), Marx précise les relations entre les trois réalités: «…dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève la superstructure juridique et poli-tique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminée.»

Ce passage indique clairement l’ordre de détermination historique: tout commence au niveau des «forces productives», se répercute sur les «rapports de production», pour aboutir, en dernière analyse, à la superstructure et aux formes de conscience sociale. Tout se tient donc, dans la pensée de Marx, tout est déterminé par l’état et l’évolution des «forces productives». Dans ce terme, Marx enveloppe l’ensemble des moyens de production, mais aussi les connaissances qui vont avec. En termes modernes, il s’agirait, certes, des équipements et outils de production, mais aussi – et peut-être avant tout – de la technologie.

Le matérialisme historique prétend disséquer la dynamique qui gouverne l’évolution des sociétés humaines. Ainsi, dans une perspective à long terme, c’est l’évolution technologique qui détermine l’ensemble du social. Les changements technologiques mettent, dans un premier temps, sous pression les relations de propriété – rapports sociaux ou de production – lesquels, dans un second temps, imposent des formes juridiques et organisationnelles, ainsi que de nouvelles formes de conscience sociale. Le mouvement serait ainsi perpétuel, les diverses adaptations n’étant ni immédiates, ni automatiques. Elles ne s’opèrent pas non plus sans résistance. Même si la direction des changements à long terme est donnée, les tensions et résistances peuvent, sur le moment, être vives. Ce sont «les contradictions» par lesquelles l’analyse marxiste justifie les écarts entre réalité et théorie. Il s’agit de (vaines) résistances qui tentent de freiner l’avènement inexorable de nouveaux rapports de propriété, de nouvelles formes de pouvoir et de conscience.

L’histoire serait-elle donc indéterminée, guidée par l’évolution spontanée des forces productives? Non, répondent avec force Marx et ses successeurs, parce que, avec la révolution industrielle, la production de masse et le gigantisme du XIXe siècle, les forces productives auraient atteint leur stade de développement ultime. Forts de cette certitude, ils appellent le prolétariat, organisé dans le parti communiste, à devenir «l’accoucheur» de l’histoire pour accélérer, y compris par la violence, l’avènement de la société communiste, seule libre de toute contradiction, dans laquelle la nature générique de l’homme pourra enfin s’épanouir définitivement. Cent ans après la révolution d’octobre, et trente ans après la chute du mur de Berlin, la version marxiste du matérialisme historique a été irrévocablement balayée et appartient désormais à l’histoire douloureuse des régions concernées, avec la Chine pour seule exception significative.

L’histoire n’est pas restée arcboutée sur la révolution industrielle comme en témoigne l’évolution technologique dont nous sommes tous partie prenante. Depuis près d’un demi-siècle, les technologies de la télécommunication et de l’information réorganisent le monde. Sans elles, la globalisation aurait un tout autre visage, de même que la financiarisation qui repose, encore davantage, sur le traitement de l’information. Plus près de nous, le numérique et Internet continuent à bouleverser le monde avec, à la clé, la digitalisation du travail. Les rapports de propriété, les formes de gouvernance et de conscience, c'est-à-dire la manière dont nous appréhendons ces phénomènes, ne cessent d’évoluer en conséquence.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les intuitions de Marx sur la dynamique des sociétés semblent être confirmées par les changements de l’époque contemporaine. La technologie fait bouger aussi bien l’économique que le juridique et le politique. Alors, Marx serait-il de retour? Non, puisqu’il a cédé à la tentation de donner un terme – une station d’arrivée – à l’histoire de l’humanité, l’enserrant ainsi dans un déterminisme implacable. Or, même si la pression technologique est forte, l’avenir reste entre nos mains, jusqu’à preuve du contraire du moins. Exit, donc le déterminisme marxiste. C’est bien ce qu’avoue implicitement le Parti communiste chinois quand il remanie ces jours-ci la Constitution pour affermir encore plus son emprise sur la construction du «socialisme aux caractéristiques de la Chine», qui patine visiblement face aux incursions de l’économie de marché.

Notre expert Paul H. Dembinski est professeur titulaire de la Chaire de stratégie et de concurrence internationales. Il est également co-fondateur d’Eco’Diagnostic, un institut entièrement indépendant de recherche économique à vocation interdisciplinaire. Expert auprès d’organisations internationales (OCDE, CNUCED etc.), il réalise aussi des études sur le tissu économique suisse tant pour les cantons que pour la Confédération. Co-président des jurys de l’Ethics & trust in Finance – global prize, entre autres, il est l’auteur de La logique des économies planifiées, publié chez Seuil en 1986.

pawel.dembinski@unifr.ch