Publié le 31.03.2020

Le mot du Doyen, Mariano Delgado - SP 2020/II


La théologie à l'ère du Coronavirus

Chers amis-e-s et membres de la Faculté de théologie !
Au premier abord, la théologie vit des temps difficiles : des églises sont fermées, il n’y aura pas de liturgies le Vendredi Saint et à Pâques... le vieux pape solitaire devant la place vide de Saint-Pierre à Rome, l'ostensoir à la main, dans un geste émouvant, bénit "la ville et le monde", toute l'humanité, et proclame que nous sommes tous dans la même barque, que Dieu ne quittera pas l'homme, oui, ne peut pas quitter l'homme, puisqu'il l'a créé comme son interlocuteur : "Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui (ad colloquium cum Deo) commence avec l’existence humaine. Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l’être (a Deo ex amore creatus, semper ex amore conservatur)" (Gaudium es spes 19). Dans des moments comme celui-ci, Dieu n'est pas le seul à demander à l'homme : "Où es-tu ? "(Gen 3,10). L'homme appelle aussi Dieu des profondeurs : "Où es-tu ?"

Il ne manque certes pas d’aumôniers qui, à l’instar de Carlo Borromeo, sont présents dans les hôpitaux et autres lieux pour apporter un réconfort et une assistance spirituelle. Mais les héros de notre époque sont les ambulanciers et le personnel médical qui tentent d'aider de manière désintéressée, au péril de leur vie. Nous pouvons y voir un héritage séculaire de la culture chrétienne de la miséricorde, sur le sol de laquelle étaient autrefois construits des hôpitaux, des foyers pour les pauvres et des maisons de retraite : réjouissons-nous que le message chrétien ait été si fécond dans ce domaine ! Il en va de même pour la pensée du "seul" monde et de la "seule" famille humaine, qui est devenue une évidence et qui, en cas de catastrophe, déclenche une vague de solidarité mondiale. Nous allons payer un prix élevé - humain et économique – à cause du coronavirus. Mais nous surmonterons aussi cette crise, comme nous l'avons fait en d'autres occasions. La question est de savoir si nous allons en tirer des enseignements et entamer enfin un changement de cap.

Suite aux crises similaires qui auraient dû nous apprendre "l'humilité" et "la connaissance de soi" et un nouveau mode de vie, l'humanité a fait un bond et est tombée dans l'orgueil de l'hybris : ainsi la peste noire du 14ème siècle a été suivie par la Renaissance, où l'homme s'est  considéré comme la couronne de la création, appelé à exploiter la nature. La guerre de Trente Ans et les épidémies des XVIIe et XVIIIe siècles ont été suivies par le siècle des Lumières avec la "sapere aude" kantienne ("ayez le courage d'utiliser votre propre esprit !") et le positivisme technique du XIXe siècle. Les guerres mondiales et les épidémies du XXe siècle ont été suivies par les voyages dans l'espace et la révolution technologique-numérique. Que va-t-il se passer maintenant ?

La devise des Jeux olympiques "citius, altius, fortius" (plus vite, plus haut, plus fort) devrait-elle continuer à s'appliquer à l'humanité et aux différents pays en concurrence économique ? Ou alors est-il enfin venu le temps de prendre un virage, comme le "Club de Rome" nous l'a rappelé en 1972 avec son rapport "Les limites de la croissance" et le pape François en 2015 avec l'encyclique "Laudato si'" ? Il y est dit que l'homme d'aujourd'hui n'a "aucune éthique solide, aucune culture ni spiritualité ... qui lui fixent réellement des limites et le freinent dans une autolimitation claire" (Laudato si' 105). On parle d'une "spiritualité et d'une esthétique de la frugalité", d'une spiritualité du "loisir et de la fête, de la réceptivité et de la gratuité", d'un style de vie prophétique et contemplatif, d'une "croissance avec modération", d'un "retour à la simplicité", de la "frugalité et de l'humilité", d'un adieu à la "grande vitesse" et "hâte constante" de notre temps. Il s'agirait là de quelques pas vers le "nouvel humanisme" tant recherché, qui laisse de côté l'hybris et pratique humblement la connaissance de soi.

Ce qu'il faut, c'est un humanisme, même sous une forme laïque, qui soit marqué par les valeurs fondamentales du christianisme : le souci d'une "vie d’abondance" (Jn 10, 10) pour tous, en particulier pour les plus faibles, la construction d'un monde dans lequel la justice et la vérité, la liberté et la paix, la solidarité et la fraternité trouvent un foyer. Un humanisme dans lequel nous, les chrétiens, n'oublions pas de maintenir vivante l'espérance universelle du salut pour tous grâce au don incommensurable et "gratuit" du Dieu incarné.

 La théologie d'aujourd'hui est appelée à participer à la recherche de cette nouvelle spiritualité et de cet humanisme dans le polyphone des cultures et des religions du monde. Le monde après le coronavirus ne doit plus être marqué par l’hybris fatal ! Ce test difficile doit enfin conduire à un changement de cap. C'est ce que Hilde Domin veut nous faire comprendre avec son poème "Bitte" :

Nous sommes submergés
et lavés par les eaux du déluge,
nous sommes trempés
jusqu’à la peau du cœur.

Le désir du paysage
les larmes au bord des yeux
ne suffit pas,
le désir de tenir les fleurs du printemps,
le désir d'être épargné,
ne suffit pas.

Bon est l’espoir,
qu'au lever du soleil la colombe
rapporte la branche de l'olivier ;
que le fruit soit aussi coloré que la fleur,
que les feuilles de la rose sur le sol
forment même une couronne brillante.

Et que nous sortions du déluge,
de la fosse aux lions et de la fournaise ardente
encore plus humbles et plus guéris,
à nouveau renvoyés à nous-mêmes.

En ces temps difficiles, je souhaite à tous-tes les ami-e-s et membres de la Faculté de théologie une fin de Carême empreinte de réflexion, une espérance universelle de résurrection avec le souhait d'un changement durable de notre mode de vie.

Prof. Dr. Dr. Dr. h.c. Mariano Delgado, Doyen