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Les lecteurs adorent se faire peur

Ce sont les livres axés sur la peur qui génèrent les meilleures ventes. Si le polar est un genre littéraire relativement récent, il en va autrement de l’imaginaire, qui nourrit depuis des siècles les récits et les écrits. Décryptage avec le Professeur Michel Viegnes.

La peur sauvera-t-elle la littérature? En tout cas, elle fait vendre des livres. En 2016, la star du polar français Michel Bussi est montée sur la deuxième marche du podium des meilleures ventes de romans dans l’Hexagone. Derrière Guillaume Musso, certes, mais devant Marc Levy. «Les lecteurs adorent se faire peur, même si a priori, c’est une émotion plutôt douloureuse», constate Michel Viegnes. «Actuellement, ce qui fait tourner les librairies, ce sont les romans policiers et les littératures de l’imaginaire», elles aussi fortement axées sur la peur, précise le professeur de littérature de l’Université de Fribourg.

 

Si le polar est un genre littéraire relativement récent, il en va tout autrement de l’imaginaire, qui nourrit depuis des siècles les récits et les écrits. «Il faut y distinguer le merveilleux du fantastique », explique Michel Viegnes. «Dans le mythe et la littérature, le merveilleux est généralement caractérisé par l’intervention d’un être surnaturel. L’exemple classique, c’est un monstre terrifiant auquel doit se confronter le personnage central, afin d’acquérir son statut de héros. Prenez Hercule, Persée ou Thésée: leur victoire extérieure symbolise celle de l’humain sur tout ce qu’il porte en lui de chaotique et de sauvage.» Dans la littérature fantastique, née à la fin du XVIIIe siècle, en même temps que le romantisme, «l’objet de la peur devient beaucoup plus trouble qu’avant ». Du fait qu’on se situe historiquement «à l’aube du rationnalisme moderne, le fait de se confronter à l’irrationnel renforce encore le côté anxiogène».

 

© Jérôme Berbier
Peur de la technologie

Michel Viegnes met en exergue les contes des romantiques allemands, en particulier E.T.A. Hoffmann, dont L’Homme au sable (Der Sandmann, 1817) sera commenté par Freud. La première moitié du XIXe marque également la reprise de motifs anxiogènes traditionnels, tels que les spectres, les vampires et les loups-garous. «Mais les romantiques ont déjà annoncé quelque chose qui allait surtout s’exprimer dans la seconde moitié du siècle, à savoir un fantastique davantage psychologique, entraînant des analyses plus cliniques.» Paru en 1897, le Dracula de Bram Stoker associe la figure du vampire «à toutes sortes de craintes, par exemple l’invasion et la maladie. Il s’agit d’un mythe contemporain qui vient cristalliser des peurs collectives diverses et compliquées.» Dix ans plus tôt, Robert Louis Stevenson avait publié Dr. Jekyll and Mr. Hyde, un roman qui joue sur deux autres peurs collectives récemment apparues dans la société, celle d’une mauvaise utilisation de la science et celle de l’existence, au sein de chacun d’entre nous, de plusieurs personnalités.» Cette seconde crainte se base sur une intuition qui sera confirmée quelques années plus tard par la psychanalyse et les recherches sur l’inconscient.

 

La fin du XIXe siècle marque aussi l’arrivée d’un genre nouveau, la science-fiction, «même si le terme date des années 1920 seulement, souligne Michel Viegnes. On voit apparaître de nouvelles figures telles que les extraterrestres et les savants fous. Ces récits sont portés par la peur de l’autre, de ce que l’on ne comprend pas.» Dans La guerre des mondes (The war of the worlds, 1898), H.G. Wells présente notamment une race martienne hostile, qui attaque Londres. «Rapidement, avant même la 2e Guerre Mondiale, la science-fiction se mettra à véhiculer la peur de la technologie. Dans Le meilleur des mondes (Brave new world, 1932), Aldous Huxley aborde notamment la thématique de l’eugénisme et de l’utilisation de la science à des fins totalitaires.» S’il est demeuré populaire tout au long du XXe siècle – et continue à être exploité par de nombreux auteurs –, ce genre littéraire a, sans surprise, évolué vers de nouveaux registres. «Aujourd’hui, l’une des craintes dont se nourrissent le plus fréquemment les récits de science-fiction est celle de l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle ou augmentée. Mais cette peur typique qu’a l’homme de sa propre création, on la percevait déjà dans le célèbre Frankenstein, imaginé en 1816 par la jeune auteure anglaise Mary Shelley, et plus récemment dans 2001: L’odyssée de l’espace (2001: A space odyssey, 1968) d’Arthur C. Clarke.»

 

Jack l’Eventreur et ses avatars

Quid du roman policier, ce genre tellement vendeur – et rassembleur? «C’est Edgar Allan Poe (1809–1849) qui a fait entrer la figure de l’enquêteur dans la littérature», rapporte Michel Viegne. L’essor du polar va être soutenu à partir de la fin du XIXe par deux éléments principaux: le développement de la police criminelle et judiciaire, ainsi que les atrocités commises par le tueur en série Jack l’Eventreur (Jack the Ripper) à Londres. «Au début du XXe siècle, Jack l’Eventreur et ses avatars deviendront des figures majeures de l’imaginaire de la peur, que ce soit dans la littérature ou au cinéma.» L’engouement pour les romans policiers est également porté par le développement de la presse, qui se fait volontiers l’écho des faits divers sordides.

 

«D’incarnations mythiques, le registre de la peur est donc passé en quelques siècles à quelque chose de bien réel.» Au fil des décennies, le polar a pris une importance telle «que certains auteurs non issus de ce genre ont commencé à se servir de ses ressorts», constate Michel Viegnes. Et de citer La Promesse de Friedrich Dürrenmatt (Das Versprechen, 1958), un roman policier dans lequel le hasard finit par perturber tous les mécanismes classiques. Un des exemples contemporains (et francophones) de transfuge les plus parlants est Michel Bussi. Pour mémoire, l’auteur des Nymphéas noirs (2011) et d’Un avion sans elle (2012) est professeur de géographie à l’Université de Rouen.

 

Impression de contrôle

Mais pourquoi cet engouement des lecteurs pour la peur? «On peut se demander s’il faut revenir à la notion de catharsis développée par Aristote: la littérature anxiogène est-elle justement un moyen de se libérer de ses angoisses?», s’interroge le spécialiste, qui fait un parallèle avec les contes pour enfants contenant des éléments très effrayants, par exemple ceux de Perrault et d’Afanassiev. «Ils ont probablement été conçus comme des rites de passage, les jeunes lecteurs étant invités à s’affranchir de leurs peurs enfantines avant d’entrer dans l’âge adulte.» Michel Viegnes rappelle en outre «qu’il n’y a rien de plus délicieux que de jouer à se faire peur, lorsqu’on est confortablement installé chez soi, en sécurité. Cela donne au lecteur une forme de contrôle. Ce contrôle est d’ailleurs discutable: personne n’est à l’abri d’effets collatéraux tels que les cauchemars…» Ce qui est certain, c’est que «la peur est quelque chose de très rassembleur. En la représentant, le narrateur permet à chaque lecteur de s’identifier.»

 

Maupassant ou la peur cartographiée

«Un des éléments qui m’a poussé à m’intéresser au registre de la peur dans la littérature, c’est que, contrairement à la société en général qui a tendance à porter un regard condescendant sur cette émotion, la littérature n’est pas dans le jugement, mais dans l’empathie.» Professeur de littérature de l’Université de Fribourg, Michel Viegnes met en avant le cas de Guy de Maupassant (1850-1893), «l’un des auteurs qui a le plus précisément cartographié les états timériques». Ayant contracté la syphilis lorsqu’il était relativement jeune, Maupassant fut l’objet vers la fin de sa vie de crises d’angoisse ou de terreur. «Il a écrit des dizaines de textes, dans lesquels il analyse la peur sous toutes ses formes.» Certains, tels que la nouvelle Un lâche (1884), «sont des essais assez cliniques». L’écrivain y narre l’histoire d’un homme qui, confronté à la perspective d’un duel, «a tellement peur d’avoir peur qu’il finit par se suicider».

Notre expert Michel Viegnes est professeur de littérature française moderne et dirige actuellement l’Institut de littérature générale et comparée. Il a publié plusieurs études critiques sur la littérature fantastique et sur la question de la peur, notamment le collectif La Peur et ses miroirs en 2009.

michel.viegnes@unifr.ch