Interview

Le politiquement correct: un bien pour un mal?

Né dans les années 1960, le politiquement correct avait pour but, à l’origine, de policer le langage afin d’éviter d’offenser les minorités, qu’elles soient ethniques, sexuelles ou religieuses. Aujourd’hui, il est souvent perçu comme une arme idéologique au service de la bien-pensance.

Le politiquement correct est un concept désormais largement dévoyé et, le plus souvent, jeté à la figure de son adversaire politique en guise d’anathème. Qui se targuerait, de nos jours, de tenir un discours politiquement correct? Cela reviendrait à s’avouer adepte de la pensée unique! Ce glissement sémantique ne doit pourtant pas masquer les acquis qu’a permis ce contrôle social du langage, notamment en faveur des minorités.

 

Le politiquement correct est servi à toutes les sauces. Quelle définition en donneriez-vous?
Pascal Wagner-Egger: Pour moi, le politiquement correct implique de prêter attention aux termes que l’on utilise, dans les domaines politiques et médiatiques essentiellement, et de ne pas employer des mots qui déprécient un groupe ou une minorité. 

Nicolas Hayoz: C’est juste. Le problème, c’est que dès l’apparition de ces précautions langagières, émanation de la gauche, apparaît un mouvement contraire issu de la droite, puis de l’extrême-droite. Pour ces dernières, le politiquement correct n’est autre que de la censure pure. Beaucoup de partis populistes ont gagné des voix en s’insurgeant là-contre.

 

Le politiquement correct n’a-t-il pas toujours existé, sauf qu’on ne le nommait pas ainsi? On parlait de politesse et de bienséance.
Pascal Wagner-Egger: Dans le politiquement correct, on insiste sur les égards à avoir envers les minorités. Le phénomène correspond aussi à une élévation des normes de la tolérance dans la société. On est devenu plus sensible aujourd’hui, notamment face aux discriminations.

Nicolas Hayoz: Le politiquement correct exige que l’on prête attention au genre que l’on utilise, à l’écrit et à l’oral. Nous sommes tenus de nous montrer «inclusifs». 

 

Où fixe-t-on la limite de ce qui est politiquement correct ou de ce qui ne l’est pas?
Pascal Wagner-Egger: Le langage est un bon exemple. Il y a beaucoup de résistances quand on souhaite le faire évoluer. Pour ma part, cela me met mal à l’aise de dire «chers étudiants» alors que je m’adresse à un auditoire de 130 femmes et 20 hommes. Cela ne me dérange donc pas de compliquer mon langage et de privilégier la formule «chères étudiantes, chers étudiants». Sans compter que le temps entérine ces évolutions. Aujourd’hui, cela reste politiquement correct de dire «tête au choco», plutôt que «tête de nègre», mais, pour nos enfants, «tête au choco» sera le terme correct, ni plus ni moins. Ce qui nous paraît être un effort aujourd’hui ne le sera plus demain.

 

M. Hayoz, on vous sent plus dubitatif envers le politiquement correct?
Nicolas Hayoz: Le politiquement correct peut devenir dangereux si on sombre dans l’excès et qu’on se met à faire des listes noires, notamment dans le domaine artistique. Doit-on censurer les œuvres des siècles passés sous prétexte qu’elles ne correspondent plus au canon du politiquement correct? Un exemple? On ne peut plus présenter Shakespeare aux étudiants sans les avertir au préalable que des passages sont susceptibles de les heurter.

Pascal Wagner-Egger: Pour ma part, je considère qu’il n’est pas si grave d’ajouter une notice signalétique. Cela le serait infiniment plus si une œuvre venait à être censurée et, pour reprendre l’exemple que vous donnez, d’interdire la lecture de Shakespeare, comme dans les régimes totalitaires.

 

N’y a-t-il pas, tout de même, des dérives du politiquement correct?
Nicolas Hayoz: Dès le moment où on craint d’exprimer ses convictions, cela devient dangereux. Le discours devient moralisateur.

 

Pascal Wagner-Egger  ©STEMUTZ.COM

Les journalistes s’interdisent parfois de mentionner la nationalité d’un auteur d’un délit. Un excès du politiquement correct selon vous?
Pascal Wagner-Egger: De prime abord, on pourrait le considérer comme un excès. Cependant des recherches en psychologie ont démontré qu’indiquer la nationalité des auteurs de délit conforte les lecteurs dans leurs préjugés. Ceux-ci vont se souvenir quand l’auteur du délit est étranger, mais vont avoir tendance à l’oublier quand l’auteur est suisse. C’est un biais cognitif très connu.

 

Nicolas Hayoz, n’est-ce pas juger les lecteurs inaptes au discernement?
Nicolas Hayoz: Le risque existe de travestir la réalité. Prenons l’exemple du scandale des harcèlements sexuels du Nouvel An 2016, en Allemagne. Il y a eu une rétention initiale des informations. Les médias et les politiques ne voulaient pas divulguer la nationalité des auteurs. Il faut pourtant nommer les choses. Le mutisme sur certains sujets tabous est responsable de la montée des extrémismes, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis. Chez nous, la démocratie directe permet de libérer la parole, avec les excès que l’on connaît parfois, mais de là naît le débat. Aux citoyens ensuite de se forger une opinion.

Pascal Wagner-Egger: Ce n’est pas le politiquement correct qui pose problème, mais plutôt la multi-ethnicité. C’est le métissage des sociétés qui dérange certains pans de la société.

 

Des sujets sont devenus tabous: n’est-il pas politiquement incorrect de critiquer la politique d’Israël ou de se montrer critique envers l’islam?
Pascal Wagner-Egger: A nouveau, ce n’est pas qu’un problème du politiquement correct. Il y a là un sentiment communautariste très fort qui prévaut, notamment en France. Les réseaux sociaux s’emballent au moindre soubresaut entre Israéliens et Palestiniens.

 

Le politiquement correct est-il au service d’une idéologie, essentiellement de gauche?
Pascal Wagner-Egger: Il s’agit d’une éthique humaniste, issue des idéaux de mai 68, donc plutôt de gauche. Ce n’est pas un problème en soi, à moins qu’on parvienne aux excès évoqués précédemment. 

Nicolas Hayoz: A mon sens, le discours politiquement correct est aujourd’hui entièrement dominé par la droite dure et extrémiste. C’est grave. Donald Trump, par exemple, en maniant la langue de bois, remet en cause tous les acquis, le mariage homosexuel ou le droit à l’avortement. C’est une attaque en règle contre les minorités.

 

Nicolas Hayoz  ©STEMUTZ.COM

Mais Donald Trump n’est-il pas l’archétype du politiquement incorrect?
Nicolas Hayoz: Trump crée une nouvelle norme du politiquement correct. C’est cela qui est dangereux. Le discours politique de Trump, déconnecté de la réalité, pervertit définitivement le politiquement correct et détruit le débat démocratique. Ce qui compte c’est ma vérité qu’il faut défendre à tout prix et imposer, avec mes fidèles, contre les ennemis. C’est ainsi que l’autoritarisme avance.

 

Est-ce que le politiquement correct existe dans tous les pays?
Nicolas Hayoz: Très clairement! Prenons l’exemple de la Russie qui qualifie l’agression de la Crimée comme un «rattachement de la péninsule à la mère-patrie». C’est typique du politiquement correct: en manipulant les mots, on essaie de travestir la réalité. 

Pascal Wagner-Egger: Ce politiquement correct est gênant dans les pays totalitaires, puisque c’est le régime qui fixe ce que l’on peut dire ou ne pas dire. C’est abusif de prétendre que la situation est similaire chez nous, ce que prétendent les adversaires du politiquement correct, à l’exemple de Soral ou Dieudonné. Selon eux, il n’est plus permis de parler des Juifs sans risquer la prison. Or, c’est excessif, car les sanctions pénales dépendent des normes anti-racistes en vigueur. Pour preuve, ils ne sont pas condamnés systématiquement pour leurs propos, mais parfois relaxés.

 

Dans votre domaine, le politiquement cor-rect restreint-il vos champs d’études?
Pascal Wagner-Egger: Pas dans mon cas, mais je sais qu’il existe des sujets sensibles. Certains collègues marchent sur des œufs, quand ils traitent des différences homme-femme. Le sujet fait réagir. D’aucuns choisissent aussi des thèmes sensibles, notamment sur la race ou le quotient intellectuel. Pour certains chercheurs, l’intelligence dépendrait de la génétique, mais pas de l’environnement familial ou culturel. C’est politiquement incorrect, mais ils ont le droit de publier. Il n’y a pas de censure. Cela dit, ils ne sont pas guidés par l’objectivité scientifique, mais ils poursuivent un agenda politique.

Nicolas Hayoz: Il n’y a aucun problème. Chez nous, on peut tout dire, au contraire des pays autoritaires ou des Etats-Unis, pour autant que le propos ne contrevienne pas à l’article constitutionnel contre le racisme.

 

Au final, le politiquement correct, est-ce un bien pour un mal?
Pascal Wagner-Egger: Il y a de nombreux ex-emples où le politiquement correct a déployé des effets positifs, ne serait-ce que bannir le terme «tête de nègre» du langage, écrire de manière à ne pas exclure les femmes, voire même à favoriser l’accès des femmes, à compétences égales, à certains postes de direction. Aujourd’hui, grâce au politiquement correct, il y a des présentateurs de télévision noirs. Dans les films américains, les héros ne sont plus que blancs. Evidemment, le politiquement correct véhicule cette image de société multi-ethnique qui déplaît à certains, notamment dans les rangs de l’extrême droite. 

Nicolas Hayoz: A trop défendre, au nom du politiquement correct, les minorités, on peut en arriver à oublier le collectif, la société dans son ensemble. Aux Etats-Unis, cette tendance a fait le jeu de la droite. Elle a accusé la gauche de trop s’engager pour les homosexuels, les féministes ou les noirs. Les blancs se sont sentis exclus. Cela a fait le jeu de Donald Trump.

 

Pascal Wagner-Egger est lecteur à l’Unité de psycholinguistique et de psychologie sociale appliquée. Il étudie les croyances, le racisme, le sexisme, ainsi que les représentations sociales.
pascal.wagner@unifr.ch

 

Nicolas Hayoz est professeur en Sciences politiques. Ses études portent sur la gouvernance, la démocratie et l’autoritarisme dans les pays de l’Est.
nicolas.hayoz@unifr.ch