Dossier

L’histoire sans fin de la colonisation française

La France traîne son passé colonial comme un fardeau qu’elle ne sait plus sur quelle épaule porter. Comment mettre un point final à cette histoire? En est-elle capable? Pour Gilbert Casasus, il faut analyser le passé sans faux-semblants et, surtout, se tourner vers l’avenir, parce que la donne a changé.

Le 14 février dernier, en pleine campagne électorale, le candidat Emmanuel Macron avait défrayé la chronique en déclarant que «la colonisation fait partie de l’histoire française… [pour poursuivre] c’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes». Toutefois, il avait immédiatement nuancé ses propos en affirmant qu’«en même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé. Et je ne regrette pas cela parce qu’il y a une jolie formule qui vaut pour l’Algérie: la France a installé les droits de l’homme en Algérie. Simplement, elle a oublié de les lire».

 

Une conception légitime?

Suscitant d’innombrables réactions, hostiles pour la plupart, émotionnelles en grande majorité, ces mots traduisent les difficultés d’un travail de mémoire largement inachevé. Beaucoup de Français ont «tout simplement oublié de lire» ces paroles, d’autres tout simplement omis de les comprendre dans leur complexité. Le colonialisme français n’est pas singulier dans son essence, mais nettement plus pluriel dans ses dérives et divergences que ne l’est celui d’autres puissances coloniales. Ni pardonnable, ni intrinsèquement condamnable, il reste toutefois plus condamnable que pardonnable. Ses soit-disant aspects positifs existent certes, mais en nombre beaucoup plus restreint que «ses mauvais côtés».

 

Animé par «une mission civilisatrice», aux accents idéologiques, le colonialisme français s’est doté d’une légitimité dont il n’a jamais voulu se séparer. Partout, il se voulait à part, autre et différent d’une conception plus anglo-saxonne, dominée par une pensée marchande et commerciale. Il a peut-être réussi là où les autres colonisateurs ne voulaient même pas réussir. Ainsi a-t-il eu ses comptoirs en Inde, ses zones d’exploitation et ses résidences de luxe comme en Indochine, ses mandats au Liban et en Syrie, ses protectorats au Maroc et en Tunisie. Et il s’est installé en Afrique noire, mais surtout au Maghreb, comme en Algérie en 1830.

 

«Same same but different»

Et c’est là que tout amalgame devient pernicieux et dangereux. Le colon en Haute-Volta n’était guère comparable à celui du Laos, pas plus que celui de la Côte d’Ivoire ne l’était à celui de Madagascar. Idem pour la décolonisation qui s’est opérée par vagues successives, plus pacifiques pour les unes, plus bellicistes pour les autres. Alors que Saint-Domingue a quitté le giron français dès 1804, d’autres îles des Antilles font encore partie des Départements et Territoires d’outre-mer (DOM-TOM). D’ailleurs, aucun des DOM-TOM ne tient aujourd’hui à réclamer son entière souveraineté. Ainsi, la Nouvelle-Calédonie devrait refuser son indépendance par référendum en 2018.

 

L’examen du colonialisme français n’est pas facile à réaliser. Non qu’il ne doive pas avoir lieu, mais il doit être réfléchi pour se faire dans la retenue. Rien ne sert de le transformer en procès, encore moins en un processus accusateur aux accents d’un verbiage post-colonialiste. Le sérieux de l’analyse implique tout renoncement aux raccourcis ravageurs, sinon à toute simplification à outrance qui n’auraient pour seul résultat que de généraliser, voire de vulgariser ce qui n’est ni général, ni vulgaire. Au désespoir des adeptes d’une histoire en noir et blanc, tous les colons français n’étaient pas que des salauds et tous les colonisés n’étaient pas que de bonnes âmes bien nées. Second enfant d’une mère femme de ménage d’Alger, Albert Camus n’avait rien d’un écrivain colonialiste; certes moins que Léopold Sédar Senghor issu, quant à lui, de l’aristocratie sénégalaise. Homme de lettres et personnalité politique française de premier plan, il fut membre de deux gouvernements respectifs, à savoir de la IVe et de la Ve République et président durant plus de vingt ans de son pays. Quant à la gauche française, elle se félicite d’avoir eu dans ses rangs des Français d’Afrique du Nord, comme l’auteur Emmanuel Roblès, le fondateur du Nouvel Observateur Jean Daniel ou, plus proche de nous, l’historien Benjamin Stora, voire l’humoriste et comédien Guy Bedos.

 

Ni tout noir, ni tout blanc

Drapée du flambeau de la lutte anticolonialiste, cette même gauche française est certainement moins responsable que ne l’est la droite gaulliste, giscardienne, voire chiraquienne ou sarkozyste. Toutefois, elle n’a pas réussi à se démarquer du fardeau africain. Elle fut la victime de ses propres crises, à l’exemple de celle qui a éclaboussé le second fils de François Mitterrand. Pour avoir joué un rôle au sein de «la cellule Afrique de l’Elysée», le fiston fut affublé du doux quolibet de «papamadit». Bien qu’essayant de réduire son influence, le pouvoir mitterrandien n’aura pas su endiguer la présence de «la Françafrique». Apparue dès 1960 sous le Général de Gaulle, celle-ci constitua, pendant près de cinquante ans, le cœur névralgique du néocolonialisme français. Lieu d’enjeux stratégiques majeurs, elle entremêla les intérêts politiques avec ceux plus économiques de grands groupes français tels que Total, Elf ou Bolloré. Elle favorisa aussi les amitiés personnelles de Jacques Foccart, le Monsieur Afrique du gaullisme, grâce aux coups tordus de ses barbouzes du «Service d’Action Civique» (SAC). Sans cesse aux petits soins de la France, «la Françafrique» le fut aussi à ceux des plus odieux dictateurs africains, amis plus que complices de Paris. Résonnent alors le nom de Bokassa avec ses diamants qu’il offrit à Giscard d’Estaing, mais aussi ceux de la dynastie gabonaise des Bongo ou de Blaise Compaoré au Burkina Faso, directement impliqué dans l’assassinat de l’ancien président burkinabé Thomas Sankara en 1987. Quant aux interventions militaires, elles n’ont que trop été classées sous le sceau du «secret défense» ou a contrario valorisées, comme le fut en 1978 «le Saut de la Légion sur Kolwezi», sinon noyées dans une coupable ambiguïté, comme lors du génocide, en 1994, des Tutsis au Rwanda.

 

 

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Se tourner vers l’avenir

Comme tout bilan néocolonial, celui de la France n’est pas bon. D’ailleurs, il ne pouvait pas en être autrement. Mais rien ne sert de s’arrêter là, car la politique postcoloniale de la France a évolué. Parfois, parce qu’elle l’a voulu, souvent parce qu’elle y fut contrainte. Le temps a fait son œuvre, les conditions intérieures et extérieures ont changé et les consciences se sont éveillées. Celles d’abord de nombreux Français qui n’acceptent plus le passé de leur pays, puis celles des anciennes colonies en proie désormais à des conflits sanglants. L’adversaire d’hier y est même devenu le libérateur d’aujourd’hui. Ce fut notamment le cas au Mali en 2013, quand la France engagea ses troupes pour défaire les populations du joug de la barbarie islamique qui, pour un simple baiser, ordonna la décapitation ou la lapidation de deux amoureux. Toutefois, il fallait s’y attendre: des pseudo-spécialistes s’en prirent à nouveau au néocolonialisme français. Ils l’avaient déjà tenu indirectement responsable à l’époque des attentats dans le RER parisien de juillet 1995, et lors la guerre sanglante menée par le «Front Islamique du Salut» dans les années nonante en Algérie.

 

Nous revoilà à l’Algérie. Car c’est elle qui reste au cœur du débat français sur le colonialisme. 55 ans après la proclamation de son indépendance, elle ravive toujours les passions. L’évocation de sa guerre suffit à rallumer les feux de la discorde. Parfois de manière maladroite, comme le fit Jacques Chirac lorsqu’il établit en 2003 la «Journée nationale d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie», à la date arbitraire et sans la moindre référence historique du 5 décembre. Souvent de façon provocante, à l’exemple des maires frontistes qui débaptisent les rues du «19 mars 1962», dénommées ainsi par leurs prédécesseurs en souvenir des Accords d’Evian.

 

Si la France a encore mal à l’Algérie, l’Algérie a aussi mal à elle-même. Comme dans d’autres pays du Maghreb, elle n’est pas à l’abri d’affrontements religieux, car la religion veut y instaurer un ordre nouveau que la démocratie et la liberté ont toujours combattu. Que la France d’aujourd’hui soit devenue la cible privilégiée de l’obscurantisme et du terrorisme ne doit donc rien au hasard. Parce ce qu’ayant rompu avec son héritage expansionniste, elle demeure confrontée à un débat de valeurs où, a contrario de quelques auteurs maghrébins, elle réfute toute confusion entre le traditionalisme salafiste et les principes des Lumières. Elle a choisi son camp et redécouvre l’importance de la laïcité. Elle en mesure même l’espoir que celle-ci suscite au-delà de la Méditerranée. D’abord pour tous les hommes, mais surtout pour toutes les femmes, qui par un extraordinaire renversement de l’histoire, en appellent dorénavant à leur ancienne puissance coloniale pour les délivrer de la menace qu’un islam fondamentaliste pourrait exercer sur leur vie et leur société.

 

Gilbert Casasus, naguère enseignant auprès de plusieurs instituts d’Etudes Politiques en France, aujour­d’hui professeur en Etudes européennes à la Faculté des lettres, est un observateur aguerri de la politique intérieure et extérieure française.

gilbert.casasus@unifr.ch