Dossier

Former plutôt qu’interdire

Les médias numériques inquiètent les milieux scolaires, parce que leur utilisation peut mener à des abus et que le traitement des données privées par leurs fournisseurs n’est pas rassurant. Faut-il tout rejeter en bloc? Le professeur de didactique Eric Sanchez est d’avis qu’il y a surtout un manque de formation pour les enseignants et d’encouragement pour la recherche.

Il a du plomb dans l’aile, le mythe selon lequel les digital natives, ou génération née avec le numérique, maîtriseraient mieux les technologies de l’information et de la communication. «Les jeunes sont plutôt digital naïfs», affirme Eric Sanchez, professeur de didactique à l’Université de Fribourg, au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation à l’enseignement (CERF). «Ils conceptualisent assez peu les usages du numérique, tout en pouvant se montrer habiles dans l’utilisation de certaines techniques liées au mode de vie: écrire des sms, jouer à des jeux vidéo, échanger des images, télécharger des fichiers… Mais ils n’ont pas souvent le recul critique, ni les connaissances qui pourraient leur apporter de véritables compétences. Et les enseignants ne sont pas toujours mieux lotis.» Par conséquent, il est tentant d’appliquer des interdictions d’usage des réseaux numériques «qui ne présentent pourtant pas seulement des dangers, mais aussi des aspects positifs».

Au printemps dernier, le Département genevois de l’instruction publique a émis une directive qui bannit l’utilisation de la messagerie WhatsApp à l’école obligatoire. L’organisme cantonal ne faisait que suivre en cela la recommandation de l’application, ayant relevé l’âge minimal d’utilisation de 13 à 16 ans; elle-même faisait suite à l’adoption du règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai dans l’Union européenne. A cette occasion, les autorités de différents cantons suisses ont insisté sur le fait que les enseignants doivent utiliser désormais des plateformes destinées à l’enseignement et non les réseaux publics. Comme des groupes WhatsApp étaient manifestement utilisés par des enseignants et des élèves pour communiquer entre eux, notamment en complément de l’agenda classique, cette décision a provoqué quelques réactions d’incompréhension, relayées par la presse.

Vérification faite auprès de la direction fribourgeoise de l’instruction publique(DICS) – et auprès de quelques enseignant·e·s en activité – les «profs» ont tout loisir d’utiliser d’autres moyens pour communiquer en situation courante avec leurs élèves: d’abord la communication en classe, ainsi que le téléphone, les sms (pas gratuits comme WhatsApp), les courriels professionnels, et les plateformes dédiées, comme educanet (plateforme de communication officielle pour l’école obligatoire depuis 2004) ou edufr (plateforme de l’éducation et de la formation dans le Canton de Fribourg).

Le problème avec les outils institutionnels, selon Eric Sanchez: «C’est qu’ils ont toujours un temps de retard par rapport aux outils grand public. Malheureusement, il est difficile d’imaginer qu’une institution puisse mettre en place des outils aussi performants que ceux qui existent sur le marché. C’est pourquoi les enseignants ont tendance à choisir ces derniers, car ils sont, généralement, plus faciles d’accès et plus simples à utiliser. Or ces outils ne respectent pas les chartes et recommandations institutionnelles, par exemple sur la protection des données.»

 

Utilisation pédagogique tolérée

La protection des données est justement au cœur de la réflexion amenant les autorités à prendre des mesures restrictives. Le 17 août dernier, la DICS a communiqué ses nouvelles directives relatives à l’utilisation d’Internet et des technologies numériques au sein des établissements d’enseignement: elles entreront en vigueur le 1er août 2019. En particulier, il sera «interdit de publier des données personnelles sur les réseaux sociaux». Inter-dite également, «la création de comptes utilisateurs ou de profils au nom des élèves sur des plateformes tierces, y compris pour des activités d’apprentissage». Font partie des plateformes tierces: les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter, YouTube, Telegram, WhatsApp etc.), les outils de stockage et de synchronisation des fichiers (DropBox, OneDrive, etc.) et toutes autres plateformes non fournies par l’Etat. Il est prévu, toutefois, des exceptions pour les projets pédagogiques: ils nécessiteront une autori-sation de l’établissement et l’utilisation de comptes anonymisés/pseudonymisés.

Cette possibilité soulage Eric Sanchez. Lui, dont les recherches portent sur le développement du numérique en contexte éducatif, et qui est responsable du cursus DEEM (Diplôme d’enseignement pour les écoles de maturité), est d’avis que les interdictions ne peuvent pas répondre pleinement aux enjeux et défis qui se présentent. «Jusqu’à présent, dans la formation des enseignants fribourgeois, nous n’avons pas préconisé de ne jamais utiliser les outils non institutionnels. Il me semble plus avisé de démystifier l’usage de ces outils numériques dans l’enseignement par l’apprentissage de leurs usages et effets, néfastes ou positifs. Nous apprenons aux enseignants à se rendre responsables. Nous leur demandons de mettre en place des stratégies d’anonymisation, comme l’enregistrement sous pseudonyme et l’épuration des données personnelles.» Alors se pose la question de la maîtrise de ces instruments numériques par les enseignants. Au niveau cantonal, il existe un concept pour l’intégration des médias, images, technologies de l’information et de la communication (MITIC) dans l’enseignement: son objectif, pour la période 2017–2021, est de combler les lacunes constatées tant au niveau du développement des compétences MITIC des élèves qu’au niveau de leur intégration dans l’enseignement. Qu’en pense le chercheur? «Les attentes institutionnelles sont très fortes, mais l’investissement consenti depuis des années pour l’intégration du numérique dans l’enseignement n’a pas encore porté ses fruits. La fracture numérique existe toujours, des personnes ne maîtrisent pas suffisamment les moyens technologiques, même parmi les étudiants et les enseignants. Pour y remédier, la recherche scientifique portant sur les usages du numérique et ses effets demeure cruciale.» Eric Sanchez y contribue avec son équipe fribourgeoise. «A l’Université de Fribourg, au sein du Laboratoire d’innovation pédagogique, nous essayons de développer un modèle de partenariat entre chercheurs et enseignants. Nous voulons co-concevoir avec les enseignants des dispositifs numériques et les adapter en fonction des effets dans la classe. Chacun apprend de l’autre. Finalement, l’enseignant devient formateur lui-même, d’abord au sein de son établissement, puis, éventuellement, au niveau plus largement cantonal. Nos résultats sont bien diffusés et respectés au sein de la communauté scientifique. Il est plus difficile d’avoir un impact sur les institutions éducatives.»

 

 

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En ce qui concerne les réseaux sociaux numériques, visés par la directive de la DICS, le professeur cite pourtant des usages positifs. «Les réseaux numériques peuvent faciliter l’apprentissage collaboratif, que ce soit pour former des groupes de travail autour d’un projet commun dans la classe ou installer des correspondances scolaires lointaines, qui permettent d’enrichir la représentation du monde. La «twictée» est un autre usage intéressant de l’outil numérique à des fins pédagogiques: elle consiste à revisiter la dictée à l’école primaire, certains élèves doivent rédiger des phrases et les «twitter» à d’autres élèves qui leur renverront leurs remarques permettant de corriger les fautes d’orthographe. Les élèves sont ainsi placés en situation d’enseignement. Ce genre de projets nécessite la création d’un compte Twitter de l’école, anonymisé et ne contenant aucune donnée personnelle des élèves.»

 

Plus d’éducation aux médias et à l’information

«Aujourd’hui, 74% des jeunes suisses ont un compte sur les réseaux sociaux. Ces derniers participent à leur socialisation et des enseignants les utilisent dans leur enseignement, estime Eric Sanchez. Mais ces réseaux amplifient aussi des phénomènes nocifs, tels que le harcèlement (cyber-harcèlement), les rumeurs (fake-news)… Il est donc important que l’école mette en place une éducation aux médias et à l’information qui permette à ces jeunes d’en faire un usage réfléchi.» Le Plan d’études romand (PER) installe bel et bien des compétences qui relèvent de l’éducation aux médias et à l’information. Mais est-ce suffisant? «Le CERF propose aux étudiants de DAES I et DEEM un cours d’introduction aux usages du numérique, qui répond aux besoins les plus importants. Mais il faudrait pouvoir aller plus loin… Les enseignants devraient se tenir à jour des évolutions techniques et des nouveaux usages du numérique par les élèves. Il faut donc envisager une formation tout au long de la vie pour les enseignants. Je constate, en passant, que ces derniers connaissent rarement JAMES (Jeune-Activité-Médias-Enquête-Suisse), l’étude suisse sur l’utilisation des médias et les loisirs des jeunes de 12 à 19 ans, publiée tous les deux ans. (L’étude est financée par Swisscom et menée par des psychologues et sociologues de l’Université de Genève, de la Haute Ecole des sciences appliquées de Zurich et de l’Université de Suisse italienne, ndlr).»

Eric Sanchez souhaite approfondir la connaissance scientifique des usages et des effets du numérique en milieu éducatif. «Je voudrais lancer des recherches dans le domaine des fausses nouvelles qui se répandent dans les réseaux numériques.» Si ce projet devait voir le jour, l’équipe du Professeur Sanchez mettrait en place un dispositif pédagogique permettant d’apprendre à identifier les fake news. «A mon avis, il y a erreur dans la manière d’aborder les fake news. On les essentialise, alors qu’elles recouvrent diverses réalités: les sites d’information parodiques, les préférences idéologiques cachées sous des apparences d’objectivité, le fait de ne pas traiter certaines informations, cela s’apparente aussi à des fake news… Certains élèves les lisent au premier degré. Même des adultes se laissent berner. Cette part subjective de l’interprétation des informations n’est pas prise en compte dans les travaux de recherche actuels.» Malgré des discussions avec les autorités éducatives, cet appel du Professeur Sanchez n’a pas encore rencontré de volonté politique.

 

Notre expert Eric Sanchez est agrégé de biologie-géologie en France. Professeur associé à l’Université de Sherbrooke au Québec et professeur de didactique à l’Université de Fribourg, au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation à l’enseignement (CERF), ses recherches portent sur les usages du numérique en contexte éducatif. Il est responsable du Laboratoire d’innovation pédagogique (LIP): https://blog.unifr.ch/lip.

eric.sanchez@unifr.ch

Quand Frankenstein fait peur à ses créateurs

Il paraît que les papes de la Silicon Valley, inventeurs des outils numériques qui ont fait leur fortune, placent leurs enfants de préférence dans des écoles privées qui n’utilisent aucune technologie (voir l’émission: «Les stars de la Silicon Valley alertent sur les dangers des réseaux sociaux et dénoncent l’addiction», RTS Info, 21 juillet 2018). Ils aiment en particulier la Marin Waldorf School, fondée sur le modèle des écoles Rudolf Steiner, et qui applique la pédagogie: zéro écran, zéro ordinateur, zéro robot. En effet, le site Internet de l’établissement, propre à faire crever d’envie un Mormon, ne présente que des images idylliques, sans l’ombre d’une technologie, même si un ordinateur doit bien se cacher quelque part, puisqu’un site existe… Il n’empêche que Tim Cook, patron d’Apple, Tristan Harris, ancien ingénieur de Google, Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle et auteur des Dix arguments pour quitter les réseaux sociaux tout de suite, mettent en garde contre la nocivité des réseaux numériques. Sean Parker, coactionnaire de Facebook, explique comment, pour capter l’attention des utilisateurs du réseau social, a été inventée la possibilité des «like» sur les messages. Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook, va encore plus loin, en qualifiant ce «réseau social» de machine à détruire le tissu social. Selon ce dernier, le fait que les réseaux «sociaux» sont conçus pour provoquer sciemment la dopamine et le plaisir immédiat entraîne une destruction du fonctionnement réel de la société …