Dossier

Le Jura, ce grand incompris

Une chaîne de montagnes vieille et molle, victime de l’érosion: c’est l'image qui semble coller à l’arc jurassien. Complètement à tort, explique Jon Mosar. Le géologue rassemble les indices pour reconstruire sa création et estimer les risques de tremblements de terre à Fribourg.

 Avec ses collines boisées, ses doux vallons et sa référence au temps des dinosaures, le Jura prend souvent dans nos têtes l’image d’une chaîne de montagnes ancestrale et assoupie. Un cliché on ne peut plus faux: le Jura est, en fait, un massif bien plus jeune que ses grandes sœurs, les Alpes, et leurs à-pics vertigineux. Il est plutôt un adolescent en pleine croissance.

«Le Jura continue de croître sous l’action des Alpes, explique Jon Mosar, professeur de tectonique et géodynamique à l’Université de Fribourg. C’est un peu comme un bulldozer – ici joué par les Alpes – qui pousse du sable sur une plage et crée devant sa pelle une accumulation: l’arc jurassien.»

C’est désormais une théorie bien établie: le Jura s’est décollé de son socle, composé de roches vieilles de plus d’un quart de milliard d’années, sur lequel il glisse et se déforme, poussé par les Alpes depuis quelque 15 millions d’années. Celles-ci se sont déplacées d’une centaine de kilomètres vers le Nord depuis le début de leur formation, il y a 65 millions d’années.

Si la dynamique du Jura est plutôt récente, les roches qui le constituent sont vieilles de quelque 200 millions d’années. Elles ont donné leur nom au Jurassique, période célèbre pour ses dinosaures géants, dont on trouve de nombreuses traces dans le Nord-Ouest de la Suisse. Cette confusion entre l’âge du dépôt des roches et celui de la formation des montagnes constitue l’une des raisons du cliché du Jura vu comme une vieille chaîne de montagnes.

Manuels scolaires dépassés

«Cette erreur suit l’idée que des montagnes basses sont la conséquence de l’érosion, avec un paysage d’autant plus doux qu’il est vieux, poursuit Jon Mosar. C’est ce que l’on croyait jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Mais cette image a la vie dure: on la retrouve même dans des livres scolaires utilisés de nos jours! J’ai participé à la formation d’enseignant·e·s, et un bon tiers pensait que la morphologie du Jura était due à l’érosion…»

Des problèmes similaires se rencontrent avec la formation des Alpes, selon le géologue: des manuels scolaires propagent des explications vieilles de 100 ans et désormais dépassées. «Il y a un vrai fossé entre l’enseignement et la recherche académique, entre une simplification pertinente et ce qui est carrément faux. Simplifier est un art difficile, qu’on ne peut maîtriser que si l’on a vraiment compris les mécanismes en jeu.»

Des failles dans la carrière

Avec des couches de quelques kilomètres d’épaisseur seulement (contre une centaine pour les Alpes), le Jura offre un terrain de jeu unique pour les géologues, et permet d’avoir une vue globale et complète des premiers stades de la formation d’une chaîne de montagnes. En cherchant des indices sur le terrain, l’équipe de Jon Mosar tente de préciser le modèle du décollement du Jura. Elle étudie par exemple une grande faille exposée dans une carrière de calcaire près d’Eclépens (VD), exploitée pour la fabrication de ciment. Longue de plusieurs kilomètres, elle fait partie d’un système de cassures qui s’étend jusqu’à Pontarlier en France sur près de 80 km.

«En géologie, une faille n’est pas qu’une fissure, précise Jon Mosar. Une telle discontinuité des roches met à jour les structures tectoniques et nous permet de reconstituer les processus qui ont contribué à leur formation.» Il veut notamment déterminer comment ces cassures sont liées aux plis générés lors de l’imbrication du Jura et quelles sont les vitesses et les âges des mécanismes en jeu.

Les scientifiques fribourgeois travaillent notamment sur l’origine de l’eau impliquée dans la précipitation des calcaires, lors de la formation d’une faille. Ils analysent les isotopes d’oxygène pour déterminer si cette eau venait de réserves souterraines ou de la pluie, ainsi que ceux d’uranium et de plomb pour déterminer l’âge de la faille – estimée pour l’instant entre 18 et 5 millions d’années. D’autres travaux se penchent sur la sismicité, car les tremblements de terre à l’origine d’une faille ont également créé des zones poreuses qui ont permis à l’eau de circuler et de faire précipiter de la calcite, la même qu’on trouve dans sa bouilloire ou sa machine à café.

 

Madone, Val Bedretto (TI) © marcovolken.ch
Le dilemme de la géothermie

Ces zones poreuses jouent un rôle important pour le potentiel de la géothermie profonde, qui extrait la chaleur des profondeurs en créant un circuit d’eau depuis la surface. On peut soit forer dans une faille contenant une roche poreuse, ce qui permet à l’eau de circuler naturellement, soit fracturer une roche sèche avec un liquide sous haute pression et créer ou réactiver des fissures. Mais ces deux approches ne sont pas sans risque sismique, comme l’ont montré les essais menés à Bâle en 2007 et à Saint-Gall en 2013.

L’équipe fribourgeoise veut mieux comprendre les liens entre failles et tremblements de terre. «La fracturation hydraulique génère de très fortes pressions qui peuvent déclencher de petits tremblements de terre, précise Jon Mosar. L’alternative – forer dans une faille – revient à toucher une zone déjà sensible. Il est donc crucial de mieux comprendre les facteurs influençant la sismicité d’une faille, afin de pouvoir minimiser les risques.»

Lorsque la pluie provoque des séismes

Fribourg se trouve à côté d’une zone active: un tremblement de terre de magnitude 4,3 sur l’échelle de Richter a eu lieu en 1999 avec Marly comme épicentre. Pour étudier la sismicité de la région, l’équipe de Jon Mosar s’appuie sur des explorations pétrolières menées de 1960 à 1990: des camions vibreurs avaient réalisé une multitude de mesures, des échographies auscultant le sous-sol en analysant les signaux réfléchis par les différentes couches géologiques. Elle a également installé deux sismographes et un réseau de quatre mini-capteurs pour mesurer les nombreuses secousses extrêmement faibles qui échappent à la surveillance usuelle: des magnitudes de -2 à +2,5 sur l’échelle de Richter, soit des milliers de fois plus faibles qu’un séisme perceptible par un humain. Les analyses ont révélé des familles de failles situées à moins de 2 km de profondeur – soit bien moins que prévu – qui sont sismiquement actives et dont une se situe sous la ville de Fribourg.

Le géologue ne voit pas ces microséismes comme un signe avant-coureur d’un événement plus dramatique. Selon lui, la faible sismicité pourrait localement être la conséquence d’infiltrations d’eau: «En 2004, des tremblements de terre sont survenus en Emmental deux jours après de fortes pluies suivies d’inondations. Nous pensons que l’eau s’est infiltrée jusque dans des failles, ce qui a provoqué une surpression et a ainsi déclenché des séismes. La situation pourrait s’avérer similaire à Fribourg. En l’absence de données suffisantes, cela reste cependant une spéculation.»

Déplier le Jura

L’équipe fribourgeoise rassemblant étudiant·e·s master, doctorant·e·s et post-doc travaille sur des cartes géologiques et des modèles tectoniques pour l’entier de la chaîne du Jura. Elle trace des cartes précises en se basant sur des modèles numériques de terrain pour comparer morphologie et géologie. Des modèles numériques peuvent «déplier» le Jura pour mettre à plat les couches comme elles l’étaient lors de leur formation, il y a 200 millions d’années, et simuler les contraintes mécaniques qui s’exercent sur les roches et les failles.

«Mais rien ne vaut les études de terrain, glisse Jon Mosar. Les données récoltées sont très précieuses. Lors d’une excursion, une collègue a glissé d’un bloc. Alors qu’un assistant se précipitait pour l’aider, elle lui a tendu son carnet de notes. Son premier réflexe a été de sauver ses données!»

Notre expert Jon Mosar est professeur titulaire au Département de géosciences. Il est spécialisé en tectonique et géodynamique. Actuellement, ses travaux portent sur la structure du sous-sol de l’avant-pays septentrional des Alpes, plus particulièrement sous le Plateau Suisse et dans les montagnes du Jura. Les processus de formation de grandes failles sont également un thème central de ses recherches avec cette question: comment la circulation fluide et la sismicité sont-elles liées avec les mouvements de failles? Un autre volet important de ses recherches concerne le développement du Grand Caucase aux confins de l’Europe et de l’Asie.

jon.mosar@unifr.ch