Dossier

On ira tous au paradis?

Nous finirons bien par mourir: nous le savons tous. Difficile pourtant, voire impossible, de concevoir notre propre inexistence ou celle de nos proches. Mais pourquoi? La psychologie cognitive nous livre quelques clés du paradis.

Pourquoi la croyance en l’au-delà est-elle si répandue? La réponse la plus simple, c’est que la perspective du trépas est une expérience si désagréable que nous préférons tout simplement la nier. L’être humain étant doté d’une conscience autoréflexive, il a dû vivre, en tous temps et en tous lieux, en connaissant le caractère inéluctable de sa finitude: un jour, tout s’arrêtera, notre existence prendra fin, nous ne serons plus. D’où la multiplication des croyances, mythes, légendes et dogmes visant à pallier cet insupportable état de fait, souvent institués sous forme de religions dotées de rites et de prophéties quant à l’accession à une forme ou l’autre de «paradis».

Hélas, nous n’avons jamais été quittes pour autant de cette terreur instinctive. Le philosophe Bertrand Russell aimait rapporter cette anecdote d’une femme ayant malheureusement perdu sa fille, qui répondit ainsi lorsqu’on lui demanda ce qu’elle croyait qu’il était advenu de l’âme de celle-ci: «Oh, et bien, je suppose qu’elle jouit d’un état de béatitude éternelle, mais ne parlons pas de choses si désagréables…» Le fait est qu’un simple réconfort, somme toute assez incertain et superficiel, ne semble guère suffisant pour expliquer qu’une grande majorité d’entre nous rejette, et souvent avec force, l’hypothèse extinctiviste, selon laquelle «il n’y a plus rien après la mort», et pourquoi celle-ci est si impopulaire. En effet, tant les sondages modernes que les travaux historiques et anthropologiques indiquent, au bas mot, que plus de 80% de la population mondiale croit en une forme ou l’autre de vie après la mort, généralement dans un autre monde, que ce soit sous forme désincarnée ou dans un corps régénéré.

Combler le vide

De fait, une telle croyance semble étonnamment facile à acquérir, ce qui porte aujourd’hui certains chercheurs à compléter la thèse affective du déni de la mort par des approches plus cognitives, expliquant l’adhésion à la survie. Nous aurions ainsi, selon les travaux du psychologue Paul Bloom de l’Université Yale, une disposition innée au dualisme qui rend les croyances en l’au-delà particulièrement «fluides» pour notre esprit, y compris chez les très jeunes enfants. Bloom et d’autres chercheurs comme Jesse Bering, à Belfast, ou Kurt Gray, au Maryland, relèvent ainsi que les humains, dès les premières années, et même les premiers mois, tendent à interpréter la réalité en distinguant spontanément le monde psychologique (fait d’intentions, de désirs, de croyances, de motivations, d’émotions) et le monde physique (celui des corps, des actions, des nécessités biologiques). Les bébés et les enfants seraient ainsi des «Descartes en herbe», opérant une partition entre une «psychologie naïve» et une «biologie naïve», ce qui expliquerait l’aisance avec laquelle, même à l’âge adulte, nous concevons l’idée d’esprits désincarnés, dont les capacités mentales, mais pas physiques, survivraient à la mort. Des recherches montrent en effet qu’il semble naturel, même pour un athée, d’imaginer qu’après notre mort, nous n’aurons ni faim, ni soif, ni maux de tête, mais que nous aurons encore des désirs, des joies et des souvenirs.

Cette partition mentale explique le succès, dans nombre de cultures populaires, des fantômes, djinns, génies, apparitions et autres spectres, qui sont des esprits sans corps, et des zombies, revenants, morts vivants et autres monstres, qui sont des corps sans esprit, ainsi que d’entités intermédiaires, comme les robots, le monstre de Frankenstein, le Golem et les loups-garous, qui sont des assemblages «contre-nature» de corps et d’esprits. Les reconstructions «phylogénétiques» des croyances spirituelles à travers les âges et les continents indiquent que l’animisme, l’idée qu’une force vitale et dotée d’intentions habite les éléments naturels aussi bien qu’artificiels du monde, est antérieure à la croyance en l’au-delà, laquelle a seulement ensuite donné lieu au culte des ancêtres et au chamanisme. Historiquement, ce ne sont donc pas les religions qui ont conduit à la croyance en la vie après la mort, mais l’inverse, et les deux reposent sur une adhésion intuitive à l’animisme et aux esprits.

 

Rien est impossible

Non seulement l’idée que nous aurions une âme séparable de notre corps semble intuitive, mais une contrainte plus générale, liée à l’architecture même de notre cognition, pourrait encore venir assurer le succès de l’au-delà: nous sommes incapables d’imaginer notre inexistence. Comme un angle mort de notre esprit, la simple pensée de notre mort active nécessairement notre présence de sujet pensant et notre conscience se heurte alors à une impasse: dans «je n’existerai plus», il y a encore et toujours «je». Notre cerveau est ainsi totalement démuni pour ce qui est de concevoir son inactivité définitive, ce qui rend notre mort, à la lettre, inconcevable, et fait donc de notre survie une hypothèse toujours saillante.

Il en va d’ailleurs de même lorsque nous pensons aux personnes défuntes en général, et en particulier à celles qui nous étaient proches de leur vivant. Si nos morts nous manquent, c’est qu’ils restent en quelque sorte présents, à travers nos habitudes, nos souvenirs et nos représentations de leur existence passée. Notre esprit les conçoit comme des personnes simplement absentes, car nous n’avons pas de mécanismes mentaux spéciaux qui nous permettent d’y penser autrement. Et si les morts sont absents, c’est qu’ils sont «ailleurs», d’où la forte tendance à concevoir l’au-delà comme un «endroit», semblable au nôtre, doté d’un espace-temps où l’on mène une existence sociale.

Enjeux psychologiques et sociaux

Si les chercheurs dans ce domaine sont d’accord sur ces quelques grandes lignes, ils divergent néanmoins sur l’importance de la culture dans l’acquisition des croyances sur l’au-delà. Dans une récente revue de la question, les psychologues Andrew Shtulman et Michael Barlev relèvent ainsi que notre distinction entre corps et esprit n’est pas si spontanée et intuitive que cela, et demande à être activée par les croyances disponibles dans notre environnement social. Le succès culturel de l’au-delà, mais aussi des corps astraux, des esprits, des ancêtres, des revenants, de diverses expériences paranormales (telles que les expériences de mort imminente), au lieu d’être intuitif, serait donc, selon eux, contre-intuitif. C’est cet aspect surprenant et étrange qui le rendrait mémorable et «bon à penser», et donc facilement transmissible de génération en génération.

On le voit, la psychologie cognitive de l’au-delà soulève des débats inattendus sur des questions que l’on croyait réservées à la philosophie ou à la théologie. Plus récemment, le sujet de l’immortalité a été récupéré sous l’angle des progrès technologiques et médicaux, augurant d’une nouvelle religion embrassée par les courants «transhumanistes». De plus, loin d’être une vague curiosité pour esprits oisifs portés sur d’insolubles problèmes métaphysiques, les raisons qui font que la vie après la mort est une croyance si répandue et populaire ont des conséquences directes sur d’importantes problématiques sociétales, comme la fin de vie, la recherche sur les cellules souches, les droits des femmes et la violence religieuse. Peut-être était-il temps d’ouvrir les portes du paradis à une nouvelle approche?

 

Notre expert Sebastian Dieguez est maître assistant au Laboratoire des sciences cognitives et neurologiques. Il travaille sur la psychologie des théories du complot et a publié récemment Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité (PUF).

sebastian.dieguez@unifr.ch