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Shakespeare a tué le théâtre médiéval

Peu mis en scène, le théâtre médiéval anglais est souvent considéré comme une simple antichambre au génie de Shakespeare, regrette la Professeure Elisabeth Dutton. Ce alors même que l’œuvre du «maître» est un produit du Moyen Age.

Demandez à un amateur de littérature de vous citer les plus grands auteurs de l’histoire du théâtre anglais. «Shakespeare, Marlowe, George Bernard Shaw, Beckett», vous répondra-t-il probablement. Inutile d’attendre qu’un exemple supplémentaire, tiré du Moyen Age, vienne compléter la liste. «Le théâtre médiéval britannique est souvent considéré comme mineur», constate – à regret – Elisabeth Dutton. Au mieux, «il est vu comme une simple préparation au génie de Shakespeare», note la professeure au Département d’anglais de l’Unifr.

La médiéviste fait le parallèle entre littérature et histoire. «Pour de nombreuses personnes, le Moyen Age consiste en une espèce de trou béant situé entre l’Antiquité et la Renaissance.» Or, «imaginez qu’à l’époque on ait dit à quelqu’un qu’il vivait dans un trou, une sorte d’antichambre à une époque beaucoup plus importante, comment aurait-il réagi?»

Les fastes des mystères

Elisabeth Dutton tient à le préciser d’emblée: «J’adore Shakespeare! Il est brillant!» Preuve s’il en faut, elle a monté avec des étudiant·e·s de l’Unifr plusieurs pièces du «maître» traduites en français, en allemand, en suisse allemand ou encore en italien. Reste que l’inspiration du dramaturge né en 1564 (et mort en 1616) n’est pas tombée du ciel. Shakespeare doit être «replacé dans son contexte médiéval». A commencer par celui de l’enfance. «Lorsqu’il était petit, il n’aurait pas pu aller au théâtre, tout simplement parce qu’il n’y en avait pas!» En effet, il faudra attendre 1576 pour voir la construction à Londres du premier établissement complètement dédié à cet art, le Theater de James Burbage.

«Auparavant, les pièces se jouaient dans la rue, dans des lieux publics populaires ou encore dans les demeures des riches particuliers», rappelle la professeure. Les mystères (mystery plays) constituaient le genre théâtral le plus connu et le plus populaire. «Il s’agissait d’événements imposants, qui s’étalaient sur toute la journée et racontaient l’histoire de la chrétienté.» Destinées à un public très large, ces histoires étaient découpées en épisodes joués séparément. «Les mystères impliquaient une importante organisation, car il fallait notamment arrêter le trafic dans certains quartiers de la ville.»

A York, les différentes parties de l’histoire étaient présentées sur autant de chariots, qui se déplaçaient à travers la localité. «Ailleurs, c’était le contraire: les acteurs évoluaient sur des scènes construites dans la rue et c’étaient les spectateurs qui bougeaient de l’une à l’autre», poursuit Elisabeth Dutton. A noter que «chaque épisode était confié à une guilde». Il s’agissait donc «de performances amateurs, ce qui a peut-être contribué à dévaloriser le théâtre médiéval aux yeux des spécialistes modernes». Or, le fait que les mystères soient joués par des amateurs «ne signifie pas qu’ils étaient de mauvaise qualité». Bien au contraire, des pénalités sanctionnaient les mauvaises prestations. Et ce n’est certainement «que très récemment que le ‹professionnel› a commencé à être considéré comme meilleur que l’amateur».

 

© Martin Parr, KEYSTONE SDA
Moralités, interludes et Robin des Bois

Beaucoup plus modestes que les mystères, les moralités (morality plays) étaient des pièces mettant en scène des personnages allégoriques, représentant, par exemple, les vices et les vertus. «Elles étaient jouées par des acteurs professionnels voyageant de ville en ville, qui se produisaient notamment dans les jardins des pubs», explique la professeure britannique. «Un peu comme si une troupe ambulante évoluait sur la terrasse du Belvédère [café fribourgeois bien connu, ndlr] à l’heure de l’apéro», plaisante-t-elle. D’ailleurs, «même si elles tournaient autour de thèmes sérieux, les moralités étaient truffées d’humour, de sexe et de chansons à boire». Pour s’assurer les faveurs pécuniaires du public, les acteurs n’hésitaient pas à avoir recours à des stratagèmes tels qu’«arrêter la pièce en pleine action et menacer de ne la poursuivre qu’en cas de rémunération substantielle».

Egalement allégoriques, les interludes prenaient place dans l’intimité des riches demeures. «Si un évêque recevait des invités prestigieux, il commandait volontiers un interlude.» Plutôt «sophistiquées dans leur argumentation, ces pièces étaient souvent des satires politiques: critique de la corruption des autorités, etc.». Les sujets d’inspiration religieuse n’avaient bien évidemment pas l’apanage du théâtre médiéval. «D’autres genres coexistaient, par exemple les Robin Hood plays ou les pièces pseudo-historiques», relève la Professeure Dutton. Il en reste néanmoins peu de traces, car elles étaient rarement imprimées.

Sur scène plutôt que sur papier

Convaincues que les acteurs ambulants étaient vecteurs de la peste, les autorités interdisaient néanmoins régulièrement leurs activités. Par ailleurs, les artistes de rue peinaient à générer des profits, car il leur était difficile d’éviter que les spectateurs n’assistent gratuitement aux représentations. «C’est dans ce contexte que naquirent les premières salles de théâtre ad hoc», qui avaient le double avantage de sédentariser les acteurs et de leur assurer un revenu. Les différents types de représentations continuèrent néanmoins à cohabiter durant des années. «Le jeune William Shakespeare a donc eu l’occasion d’assister à la représentation de mystères à Coventry.» Cette ville, située non loin du Stratford natal de l’auteur, a accueilli jusqu’en 1579 l’un des cycles de mystères les plus connus du pays.

«Shakespeare est un produit du théâtre médiéval», poursuit la spécialiste. Ses personnages les plus célèbres, de Macbeth à Lear, en passant par Hamlet, sont issus de légendes ou de faits historiques médiévaux. Mais l’influence du Moyen Age sur l’œuvre du génie va bien au-delà: «Sa scénographie en est très empreinte.» De l’avis d’Elisabeth Dutton, il est d’ailleurs «dommage que de nombreux étudiant·e·s entrent dans l’univers de Shakespeare par la ‹petite› porte des textes imprimés.» Shakespeare, «il ne faut pas le lire, il faut le voir joué», plaide-t-elle. Et de prendre l’exemple célébrissime d’Hamlet. «Dans le théâtre médiéval, il n’était pas rare que les acteurs prennent le public à partie. Imaginez un acteur s’avançant vers les spectateurs et leur demandant: ‹Alors, je me suicide, oui ou non?›. Cela a beaucoup plus d’effet qu’un ‹To be or not to be› sec, couché sur du papier, non?»

A la sauce moderne

Si elle regrette que trop peu d’amateurs de Shakespeare fassent le pas d’aller au théâtre voir ses œuvres, Elisabeth Dutton déplore tout autant le fait que les pièces de théâtre médiévales sont peu souvent mises en scène. «Non seulement ces pièces sont rarement montées, mais en plus elles sont souvent mal montées, avec des costumes et des décors d’époque bon marché.» Pourquoi ne pas avoir le courage de les adapter à la sauce contemporaine, ce qui, d’une certaine manière, «les rendrait plus authentiques, plus proches du théâtre de l’époque?»

Le hic, c’est qu’en raison de son génie incomparable, William Shakespeare a, d’une certaine manière, tué le théâtre médiéval. «Sans le faire exprès, bien sûr, et alors même qu’il l’adorait.»

 

Notre experte Elisabeth Dutton est professeure ordinaire au Département d’anglais de l’Unifr. Elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre anglais ancien et sur la littérature dévotionnelle médiévale. Ses recherches s’appuient sur son travail de metteur en scène.

elisabeth.dutton@unifr.ch