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L’avenir incertain d’Erasmus en Suisse

Le Conseil fédéral souhaite prolonger jusqu’en 2020 la solution nationale pour encourager la mobilité à des fins de formation. Les hautes écoles ont pris connaissance de cette position, tout en demandant la reprise des négociations avec l’Union européenne, dans le but que la Suisse soit à nouveau associée pleinement au programme européen Erasmus+ dès 2021.

Le Conseil fédéral a annoncé le 27 avril dernier, dans son «Message pour l’encouragement de la mobilité dans le domaine de la formation durant les années 2018 à 2020», qu’il souhaitait reconduire la solution transitoire adoptée depuis 2014 pour permettre une participation indirecte de la Suisse à Erasmus+, le programme européen de mobilité pour l’éducation, la formation, la jeunesse et le sport. A cette occasion, il a renommé la solution transitoire «solution nationale». Une issue qui dure depuis tant d’années n’a en effet plus rien de transitoire.

Pour mémoire, suite aux résultats de la votation contre l’immigration de masse du 9 février 2014, les négociations pour l’association de la Suisse à Erasmus+ ont été suspendues. Le Conseil fédéral a alors adopté une solution transitoire pour la période 2014–2016, connue sous le nom de «Swiss-European Mobility Program» (SEMP). Celle-ci a déjà été prolongée pour 2017. La condition posée par l’Union européenne pour relancer les négociations était la ratification de l’extension de la libre circulation des personnes à la Croatie, intervenue fin 2016. Trop tard pour rediscuter d’une adhésion au programme en cours. Est-ce que la donne aurait été différente si la Suisse avait ouvert le portemonnaie dès 2014? A savoir, qu’elle contribue à hauteur de 684 millions de francs pour une pleine association à Erasmus+ durant la période 2014–2020, selon une clé de répartition égalitaire liée au PIB des pays participants – soit plus du double du crédit de 305 millions voté par le Parlement en 2013? Nul ne peut l’affirmer, car au moment de la votation du 9 février, les négociations – en particulier budgétaires – n’étaient pas encore terminées avec l’Union européenne.

Le plus tôt possible

A cause de l’importance de la mobilité pour la jeune génération, le Conseil suisse des activités de jeunesse a lancé une pétition immédiatement après l’annonce du Conseil fédéral, intitulée «Pleine adhésion dès maintenant!». Or, «en l’état, il est évidemment impossible de rejoindre le programme Erasmus+ dès 2018 comme le souhaitent les associations de jeunesse et aussi les hautes écoles», commente Aude Pacton, responsable du Domaine Relations internationales au sein de swissuniversities, l’association faîtière défendant les intérêts des hautes écoles universitaires, spécialisées et pédagogiques de Suisse. En revanche, la solution nationale permet de continuer à assurer le financement de la mobilité, en se privant toutefois des coopérations stratégiques et des discussions ou actions liées à la politique de l’éducation et la formation au niveau européen. Est-ce une position tenable à long terme?

«Nous avons publié, à la mi-mars de cette année, un plaidoyer pour une réassociation de la Suisse au programme Erasmus+ le plus tôt possible et au plus tard pour 2021, réagit Aude Pacton. A ce moment-là, l’Union européenne mettra en place une nouvelle mouture de son programme cadre pour l’éducation et la formation. Il ne faudrait pas manquer le coche, car la solution transitoire ne couvre pas tous les aspects du programme et défavorise les hautes écoles suisses.»

Un avis partagé par Xavier Pilloud, responsable du secrétariat du Réseau Future, défendant les intérêts des hautes écoles et des milieux scientifiques et politiques au Parlement. «Si nous avons pu sauver la participation de la Suisse au programme européen pour la recherche et le développement Horizon 2020, malgré une perte de 700 millions de francs alloués par l’UE à ses projets entre 2014 et 2015, il n’en va pas de même pour Erasmus+, auquel la Suisse n’est plus intégrée depuis 2014. Certes, la mobilité entrante et sortante des participants reste assurée par le financement unilatéral de la Confédération, mais les vraies limitations sont ailleurs. La Suisse est écartée des panels d’experts, des discussions stratégiques et des coopérations institutionnelles qui ont lieu dans le cadre d’Erasmus+. De plus, les hautes écoles suisses sont privées de l’accès à des échanges extra-européens fonctionnant sous ce sceau, tandis que les hautes écoles européennes peuvent se positionner en force dans les pays extra-européens. Ces limitations provoquent un désavantage concurrentiel qui réduira la visibilité et l’influence des hautes écoles suisses. A terme, le risque est qu’elles ne figurent plus sur les listes de la Commission européenne ou des agences nationales étrangères en tant que destination pour des séjours de mobilité ou comme partenaire pour des projets de coopération.»

Même son de cloche pour la Rectrice de l’Université de Fribourg Astrid Epiney, professeure en droit international, droit européen et droit public suisse: «La situation est loin d’être idéale. Elle implique que les universités doivent conclure des accords ‹bilatéraux› avec les universités dans les autres pays européens, ce qui est beaucoup plus compliqué qu’une participation à une structure multilatérale, sans parler du fait que nous sommes exclus de certains contacts et de certaines structures. Dès lors, il n’est pas garanti que nous puissions maintenir le même niveau d’échanges internationaux et le même cercle d’universités partenaires dans les années à venir. Une participation pleine et entière de la Suisse au programme Erasmus+ doit dès lors rester une priorité. Avec la volonté politique, cela devrait être possible.»

 

© Aldo Ellena

Toutefois, Erasmus+, avec sa réputation d’auberge espagnole dont est responsable en partie le film à clichés de Cédric Klapisch (L’Auberge espagnole, 2002), est-ce si important par rapport aux échanges scientifiques, qui eux se poursuivent de toute façon à l’international par le biais d’Horizon 2020 et d’autres formes de collaboration? Pour Marielle de Dardel, cheffe du Service des relations internationales de l’Université de Fribourg, «Erasmus+ est un programme européen issu d’une volonté politique et qui vise à favoriser la compréhension de l’Europe chez les participants. Il ne faut pas le confondre avec un programme qui vise à encourager l’excellence scientifique. Celle-ci existe indépendamment de ce programme. Mais d’un autre point de vue, force est de constater que l’Université de Fribourg, pour ne citer qu’elle, depuis sa fondation, a accueilli nombre d’étudiants étrangers, qui ont par la suite apporté leur pierre à l’édifice helvétique, en créant des entreprises, en investissant dans l’économie locale et suisse. Ces échanges sont créateurs de valeurs à long terme. Il serait borné de s’en priver.»

«La non-association de la Suisse au programme de mobilité européen Erasmus+ ne met pas forcément en danger la place scientifique suisse, admet aussi Xavier Pilloud. Mais la Suisse a intérêt à accueillir des Européens et à envoyer réciproquement des Suisses dans des pays européens. Cela permet de développer ce qu’on appelle les soft skills, les compétences sociales, cela élargit l’horizon des connaissances culturelles, forge des relations futures et donne de la visibilité à nos hautes écoles dont l’attractivité risque autrement de pâlir au profit d’autres écoles européennes. Enfin, dans le monde globalisé, les compétences interculturelles et linguistiques sont de plus en plus demandées. Ce sont justement des compétences que le programme Erasmus+ sert à développer.» 

Une plus grande charge administrative

Concrètement, comment est gérée l’exception suisse par les administrations des hautes écoles? Si l’on s’en tient à l’expérience du Service des relations internationales de l’Université de Fribourg, une grosse charge de travail supplémentaire s’est abattue la première année de la transition. «L’instauration de la solution suisse a donné lieu à une grande incertitude à tous les niveaux et a nécessité un travail de communication intense qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui», témoigne Veronika Favre, qui a vécu cette transition, en tant que coordinatrice du programme de mobilité européenne. «Nous avons dû recommencer à travailler avec nos partenaires européens sur de nouvelles bases. Mais il faut dire qu’il y a de grandes différences selon les pays. Avec certains, comme l’Allemagne, le changement n’a pas posé de problème. Il a suffi de tracer la mention Erasmus+ en gardant les mêmes termes du contrat. Mais il s’est avéré plus compliqué avec la France, par exemple, l’Administration française étant très procédurière. Certaines universités françaises recevant des dédommagements financiers par tête d’étudiant sortant, il est nécessaire d’élaborer une convention séparée hors cadre Erasmus+ pour qu’elles puissent les justifier. Dans le travail quotidien, on doit à présent beaucoup plus administrer les entrants, alors qu’autrefois cette partie du travail était assurée par les universités d’origine.»

Une sélection par l’argent

Pour les échanges extra-européens, la question se pose un peu différemment. Comme elles ne s’inscrivent pas dans le cadre d’Erasmus+, les universités suisses procèdent par conventions, explique Marielle de Dardel: «Nous formalisons des accords sur la base de la réciprocité, c’est-à-dire qu’il y a exonération des frais d’inscription. L’Université de Fribourg a des partenaires en Australie, au Brésil, au Canada, en Chine, au Chili, aux Etats-Unis, au Japon, au Liban, en Malaisie, au Pérou, en Russie, à Taïwan, au Vietnam, ainsi qu’à Jérusalem.»

Les conventions entre universités dans la perspective de la mobilité ont «toujours» existé; de même, la mobilité européenne n’a pas commencé avec le programme Erasmus – elle était déjà intense au Moyen Age. L’originalité du projet européen Erasmus+ se situe plutôt au niveau de l’accès de toutes les catégories de population à la mobilité à des fins d’éducation et de formation. Une ouverture à relativiser encore, compte tenu du faible montant que les participants au programme Erasmus+ reçoivent pour leur séjour à l’étranger (voir l’encadré ci-dessous). «C’est un programme théoriquement ouvert à tous, nuance Marielle de Dardel, mais la sélection reste financière, car cela coûte cher d’y participer! Il peut exister des bourses pour favoriser la mobilité. Mais prenons l’exemple des étudiants français de la Région Rhône-Alpes: ils ne peuvent pas obtenir de bourse de leur région pour la Suisse à cause de la non-association pleine de notre pays au programme Erasmus+. Ils préfèrent alors pour la plupart se tourner vers l’Allemagne ou l’Italie. En clair, cela indique que la sélection par l’argent s’accentue un peu plus. La sélection peut aussi être d’ordre académique: à Fribourg, nous constatons que les étudiants en droit sont beaucoup plus encouragés à partir que ceux des autres facultés.»

Dans l’immédiat, les deux chambres du Parlement discuteront du message du Conseil fédéral, lors des prochaines sessions d’automne et d’hiver. Pour la suite, tout en espérant une pleine réassociation de la Suisse au programme-cadre européen dès 2021, Xavier Pilloud estime que rien n’est encore gagné. «Nous n’en sommes qu’aux discussions préparatoires avec la Commission européenne et la Suisse doit décider quel prix elle est prête à payer pour participer au programme.» Et le secrétaire du lobby des hautes écoles et des milieux scientifiques suisses de rappeler que le contexte général est préoccupant: «Le Conseil fédéral a décidé de couper 3% du financement dans le cadre du budget 2018 pour la formation, la recherche et l’innovation.»

 

Erasmus+ en quelques chiffres

Il y a 30 ans, en référence au nom du moine humaniste et théologien néerlandais Erasme, naissait Erasmus, programme d’échanges d’étudiants et d’enseignants entre les universités, les grandes écoles européennes et des établissements d’enseignement dans le monde entier. Erasmus était intégré jusqu’en 2013 au programme de l’Union européenne «Lifelong Learning Programme» (LLP) établi par le Parlement européen en 2006. Les objectifs de ce programme sont de garantir une éducation et une formation de qualité tout au long de la vie, selon les paragraphes 149 et 150 du Traité de Rome, qui fixe les devoirs de l’Union européenne dans les domaines de l’éducation et la formation. Les activités du LLP se poursuivent aujourd’hui sous la nouvelle appellation Erasmus+ pour la période 2014–2020. C’est pourquoi Erasmus+ intègre plus d’activités et d’objectifs que le seul sous-programme d’échanges estudiantins désigné par l’ancien label Erasmus entre 1987 et 2013.

Selon les chiffres donnés par swissuniversities, plus de 90’000 Suisses ont participé à Erasmus en 30 ans, étudiants et enseignants confondus. Peuvent en effet participer plusieurs catégories de personnes, non seulement les étudiants de niveaux bachelor, master ou doctorat, mais aussi les enseignants, le personnel administratif, les collégiens, les apprentis et les jeunes professionnels. Toujours selon swissuniversities, les étudiants ayant bénéficié d’un échange Erasmus augmentent de plus de 40% leurs chances sur le marché du travail, ils trouvent plus facilement un emploi et sont moins touchés par le chômage de longue durée.


En Suisse, c’est l’agence nationale Movetia qui gère le financement du Swiss-European Mobility Programme (SEMP), en répartissant entre les établissements d’enseignement le crédit de 305 millions de francs voté par le Parlement en 2013 pour la période 2014–2020. La Suisse, du fait qu’elle n’appartient pas pleinement à Erasmus+, paie à la fois pour les étudiants entrants et les étudiants sortants. Ainsi, un étudiant suisse reçoit 1’500 francs par semestre SEMP. Les étudiants entrants quant à eux reçoivent de la Confédération, soit 1’800 francs, soit 2’100 francs par semestre, selon les moyens économiques de leur pays d’origine. A noter que l’enveloppe globale pour les étudiants sortants est toujours plus importante que celle attri­buée aux entrants, le contribuable suisse paie donc plus pour les étudiants suisses qui partent que pour les étudiants étrangers qui viennent. Les séjours durent un semestre pour la majorité des participants; certains prolongent leur séjour d’un deuxième semestre.