Dossier

Marx n’a pas vieilli

Selon Marx, le capitalisme comme système économique conduit inévitablement à des crises économiques et sociales. Après la 2e Guerre Mondiale, les Trente Glorieuses semblent être la preuve que le capitalisme fonctionne à merveille. Un succès illusoire, pourtant, dû à des conditions favorables telles que le fort besoin de reconstruction après la guerre et la faiblesse du prix du pétrole.

Dès les années 1970, les crises s’enchaînent: crise énergétique, crise de la dette, récessions économiques, crises bancaires, monétaires et financières. Marx constate aussi que le capitalisme provoque des inégalités sociales durables, qui peuvent s’apaiser en période de croissance et fortement s’accentuer en période de crise. Bien que le capitalisme crée des richesses considérables, celles-ci ne sont pas également réparties et se concentrent parmi une minorité.

 

Tout au profit des actionnaires

Actuellement, plusieurs tendances observées sur les marchés financiers se prêtent à une analyse du point de vue de Marx. Distinguons trois éléments prépondérants: les politiques de distribution des bénéfices des entreprises, la concentration de l’actionnariat et l’impact des marchés financiers pour la société. Depuis une dizaine d’années, on observe un renforcement des activités de rachats d’actions, en particulier par de grandes entreprises américaines, mais également en Europe et en Suisse. Un rachat d’actions est une forme de distribution de bénéfices aux actionnaires, analogue au paiement de dividendes. Les volumes rachetés peuvent être considérables. Parfois non sans s’endetter, les entreprises rachètent pour plusieurs dizaines de milliards de francs suisses leurs propres actions à des actionnaires désireux de les vendre au prix proposé. Il est légitime de se demander s’il ne serait pas plus pertinent d’investir ces montants dans des projets innovateurs et porteurs à long terme, plutôt que de les distribuer aux actionnaires. Une étude, réalisée par deux chercheurs de l’Université de Fribourg, le Professeur Dušan Isakov et le doctorant Dominic Schwab, a évalué comment les actionnaires perçoivent les rachats d’actions. Pour ce faire, ils ont examiné la réaction du marché, suite aux annonces de programmes de rachats d’actions par les entreprises suisses cotées sur les 25 dernières années. Ils trouvent que les prix des actions des entreprises annonçant un programme de rachat augmentent de manière significative le jour de l’annonce. Ce résultat suggère que les investisseurs perçoivent l’annonce d’un rachat comme étant une bonne nouvelle pour eux et qu’ils se mettent donc à acheter plus intensivement l’action concernée, poussant son prix à augmenter le jour de l’annonce. En effet, puisque les actionnaires sont généralement moins informés de la planification stratégique de l’entreprise que ses dirigeants, apprendre que l’entreprise envisage d’investir ces fonds dans ses propres actions confère aux investisseurs un signal de bonne santé économique de l’entreprise. De plus, sur un horizon de quatre ans suivant l’annonce, les chercheurs montrent que les actions des entreprises rachetant leurs propres actions génèrent des rentabilités largement positives et supérieures à la moyenne du marché. Ainsi, les actionnaires d’entreprises rachetant leurs propres actions bénéficient fortement de cette pratique. En d’autres termes, on peut dire que les rachats d’actions créent de la valeur pour les investisseurs. Une question qui reste ouverte est de savoir si les rachats d’actions se font au détriment d’autres parties prenantes de l’entreprise, telles que les employés ou les consommateurs, sachant que les montants engagés sont gargantuesques et pourraient être utilisés à d’autres fins. Bien qu’il soit difficile de quantifier l’impact pour la société, la question n’est pas anodine.

 

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Une problématique similaire se manifeste lorsque de grands actionnaires détiennent des parts importantes du capital qu’ils ont accumulées au cours des dernières décennies. Environ un tiers des entreprises suisses cotées en bourse sont détenues par la famille fondatrice ou ses descendants, qui sont souvent aussi impliqués dans la prise de décisions stratégiques. Marx considère que le capitalisme favorise l’accumulation du capital par une minorité exploitante. L’impact de ces familles, en tant que grands actionnaires, sur la performance des entreprises n’est académiquement pas clairement défini, mais des conflits d’intérêts de diverses natures sont susceptibles d’exister. Il est envisageable que la famille, comme actionnaire majoritaire, décide d’entreprendre des activités qui soient en premier lieu profitables à elle-même. Quel est donc le rôle des grands actionnaires dans la société? La maximisation de leur richesse financière est-elle compatible avec le développement d’une société démocratique et durable? Dans quelle mesure les grands actionnaires contrôlent-t-ils le processus politique en Suisse? Si le système actuel permet à une minorité, une soi-disant élite, d’accumuler du capital au point de devenir surpuissante au détriment du reste de la société, les critiques du capitalisme avancées par Marx il y a plus de 100 ans sont tout aussi pertinentes de nos jours.

 

Et le bénéfice social?

Dans ce contexte, il importe de se demander si les marchés financiers, tels qu’ils fonctionnent de nos jours, sont bénéfiques pour la société. Dans le paradigme néo-classique, un marché pur et parfait permet de garantir une allocation optimale de l’épargne des investisseurs aux projets des entrepreneurs les plus prometteurs. Le marché suisse est caractérisé par la présence d’une poignée d’entreprises gigantesques de portée multinationale, dont le pouvoir est indiscutable. Il est aussi légitime de se demander dans quelle mesure la création, ou plus précisément le financement, de petites entreprises et de start-up est freinée par les régulations favorisant les entreprises déjà établies et de taille importante. Les émissions d’actions nouvelles en guise d’augmentation des fonds propres destinée, par exemple, au financement de nouveaux projets, représentent une part minime de l’ensemble des transactions boursières. La quasi-totalité des échanges d’actions consiste en achats et en ventes entre actionnaires visant à générer une plus-value. De plus en plus de ces transactions se font de manière automatisée, à très haute fréquence, en l’espace de quelques secondes, voire fractions de secondes, et ce en véhiculant des millions de francs chacune. A vérifier si ces constats témoignent d’une allocation appropriée des ressources. Par ailleurs, les caisses de pension investissent en grande quantité l’épargne de la population dans les marchés financiers, notamment en actions. Bien que la définition d’un investissement socialement responsable s’avère ambiguë, on ose se demander si des dimensions non-financières doivent être prises en compte dans leurs politiques d’investissement et quel rôle elles jouent dans le développement à long-terme des entreprises et leurs relations avec la société. Au même titre, il est intéressant de voir dans quelle mesure les nouvelles technologies, notamment le blockchain, sont susceptibles d’influencer la gouvernance d’entreprise.

Dix ans après la crise financière mondiale, Marx est toujours aussi actuel, puisque la concentration du capital s’est fortement intensifiée et les bénéfices des entreprises, au lieu d’être équitablement répartis entre les employés, sont distribués de manière disproportionnée aux actionnaires, ce qui renforce les inégalités entre parties prenantes de l’entreprise. Il sera intéressant de voir comment la digitalisation affecte la question sociale. Marx considérait les progrès technologiques de son époque comme une menace pour la classe ouvrière. Soyons plus optimistes: avec les bonnes conditions cadres, la digitalisation peut s’avérer bénéfique pour l’ensemble de la population. Mais quelles sont ces conditions et à quel point l’Etat doit-il intervenir? Ce long débat philosophique reste ouvert.

 

Notre expert Dominic Schwab est assistant diplômé et doctorant à la Chaire de finance et gouvernance d’entreprise de l’Université de Fribourg. Parmi ses thèmes de recherche figurent les fonctionnements et dysfonctionnements des marchés financiers, les relations entre la structure de propriété, la performance et les politiques financières des entreprises ainsi que les modes d’investissement et de financement alternatifs.

dominic.schwab@unifr.ch

 

Notre expert Sven Grossrieder est assistant diplômé et doctorant au Département des sciences du management de l’Université de Fribourg. Parmi ses thèmes de recherche figurent les systèmes de contrôle de gestion, en particulier les systèmes de contrôle stratégique et non-monétaire ainsi que les systèmes d’incitation.

sven.grossrieder@unifr.ch