Recherche & Enseignement

La reine des fourmis débarque à Fribourg

Et si les fourmis nous donnaient des pistes pour éviter les pandémies? Avec comme viatique une ERC grant de 1.5 millions d’euros, la biologiste Nathalie Stroeymeyt va débuter ce printemps ses
recherches à l’Université de Fribourg. Son but: comprendre comment les fourmis modulent leur organisation sociale, afin d’éviter la propagation des maladies.

On pensait tout savoir sur les fourmis; détrompez-vous! Chez cet insecte absolument fascinant, chaque découverte amène son lot de nouvelles questions. Non contentes d’avoir envahi la planète – on en compte environ 12’000 espèces répandues sur tous les continents sauf l’Antarctique – les fourmis ont également investi l’imaginaire humain, de Jean de La Fontaine à Bernard Werber en passant par la Bible qui, au milieu du Ier millénaire avant J.-C., vantait déjà les vertus de cet hyménoptère stakhanoviste: «Va vers la fourmi, paresseux; considère ses voies et deviens sage.» Et la sagesse, aujourd’hui, pourrait bien être de s’inspirer des stratégies que la fourmi a mises au point pour contrecarrer l’intrusion d’agents pathogènes dans ses colonies.

Mesures sanitaires d’urgence

A l’instar des humains, et d’ailleurs comme toute espèce sociale, les fourmis entretiennent entre elles des contacts très fréquents, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la propagation des maladies. L’apparentement très élevé entre les individus, puisque toute la colonie descend de la même reine, n’arrange d’ailleurs rien à l’affaire. Il est donc vraisemblable qu’au cours de l’évolution, les fourmis aient développé une organisation sociale susceptible d’enrayer la propagation des agents pathogènes à l’intérieur de leur nid. «Les fourmis sont organisées en groupes de travail distincts qui interagissent relativement peu, ce qui peut jouer un rôle prophylactique, explique Nathalie Stroeymeyt, mais il nous reste à savoir si elles sont capables de modifier activement leur organisation sociale et spatiale lorsqu’elles identifient des maladies dans leur environnement immédiat.» Pour répondre à ces questions encore fallait-il que les myrmécologues disposent des moyens techniques leur permettant de distinguer une fourmi d’une autre fourmi et de voir qui interagit avec qui, et à quelle fréquence!

Big Brother is watching you

Ce sont des chercheurs du groupe de Laurent Keller de l’Université de Lausanne, avec qui Nathalie Stroeymeyt a collaboré de 2010 à 2018, qui, les premiers, sont parvenus à relever ce défi. Ils ont mis au point une «technique d’espionnage ultrasophistiqué» qui requiert une méticulosité et une précision d’horloger: «Cette méthode consiste à coller une sorte de QR Code sur le dos des fourmis de jardin (Lasius niger) afin de les identifier, explique Nathalie Stroeymeyt. A l’aide d’une caméra, nous enregistrons ensuite leur position deux fois par seconde.» Grâce à des algorithmes complexes, les myrmécologues extraient ensuite de la masse de données des cartes illustrant les interactions entre fourmis. C’est ainsi qu’ils ont pu remarquer que certaines tâches impliquent plus de contacts que d’autres: «Les nourrices, qui s’occupent des larves et de la reine, travaillent dans des zones du nid assez denses et entretiennent de fréquents contacts entre elles. Les fourrageuses, qui se chargent de la quête de nourriture, travaillent en revanche en périphérie et ont moins d’interactions.» La faible intensité des contacts entre ces deux catégories d’ouvrières joue donc un rôle d’entonnoir permettant de limiter la diffusion des maladies d’un groupe à l’autre. «C’est une sorte de premier rempart», s’exclame Nathalie Stroeymeyt.

A partir de l’observation de comportements individuels très simples, les entomologistes peuvent désormais appréhender les comportements collectifs. Une prouesse inimaginable il y a moins d’une décennie!

 

L'équipe de recherche de Nathalie Stroeymeyt place des sortes de QR Code sur le dos des fourmis pour observer leurs déplacements et leurs interactions.  © Timmothée Brütsch 
Immunité sociale vs individuelle

Même si ses recherches se cantonnent au monde animal, la chercheuse ne se montre pas complètement réfractaire aux comparaisons avec la société humaine: «Avec les fourmis, nous pouvons étudier les schémas de diffusion des maladies de manière expérimentale ce que, pour des raisons éthiques évidentes, nous ne pourrions pas réaliser sur des humains.»

Parallèlement à cette «analyse de réseaux», Nathalie Stroeymeyt et son équipe, une fois installés à Fribourg, vont aussi chercher à comprendre dans quelle mesure l’organisation sociale agit sur le système immunitaire des fourmis: «Si, grâce à leur organisation en groupes, les fourmis parviennent à éviter l’irruption des maladies dans leur nid, il se pourrait qu’il ne leur soit pas nécessaire d’investir beaucoup d’énergie dans une immunité constante. Nous testerons cette hypothèse en laboratoire en mesurant les expressions de gêne et par des tests physiologiques.»

Un déménagement imminent

Il faut croire que les recherches sur les fourmis ont le vent en poupe: ce n’est pas une mais deux bourses que Nathalie Stroeymeyt a reçues pour conduire ses recherches: une ERC Grant, la plus prestigieuse des subventions européennes, d’un montant d’1.5 million et une bourse Eccellenza du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Grâce à ce coup de pouce financier, la chercheuse de 35 ans va pouvoir recruter deux doctorant·e·s et deux post-doctorant·e·s. A l’Université de Fribourg, elle compte profiter des synergies avec ses futurs collègues du Département de biologie, notamment Felix Mauch qui étudie les interactions entre plantes et agents pathogènes et Thomas Flatt qui, lui, explore l’immunité des insectes.

Ce printemps, un important déménagement attend Nathalie Stroeymeyt, qui, en plus de ses innombrables cartons, devra déménager ses colonies de fourmis de Lausanne à Fribourg. Elle partira ensuite à la chasse aux reines, ces fourmis ailées qu’on observe souvent aux mois de juin et juillet lorsqu’elles sortent de terre pour leur vol nuptial. Les premières ouvrières écloront huit semaines après la fécondation. Il ne restera alors plus qu’à les transférer dans des nids artificiels installés dans des locaux où l’humidité, la température et la luminosité sont contrôlées en permanence. La fourmi, créature laborieuse par excellence, ne dédaigne pas un peu de confort. Qui l’eût cru?

 

2018: Une razzia de subventions

Pour le Service Promotion Recherche l’année écoulée est définitivement à marquer d’une pierre blanche. Les chercheurs de l’Université de Fribourg ont décroché quatre subventions du Conseil européen de la recherche (ERC), dont trois Starting Grants (bourses destinées aux chercheurs ayant entre deux et sept ans d’expérience professionnelle après l’obtention de leur doctorat) et une Consolidator Grant (pour les chercheurs au bénéfice d’une expérience professionnelle de 7 à 12 ans). En 2018, seule l’EPFZ a fait mieux. «Nous ne nous emballons pas, s’empresse de préciser Julian Randall, responsable du Service Promotion Recherche, il s’agit là d’une moisson exceptionnelle, mais cela reste un grand motif de satisfaction.» Les lauréats sont, outre Nathalie Stroeymeyt, Stefano Vanni, biologiste lui aussi, Holger Herz du Département d’économie politique et Horst Machguth du Département des géosciences. Les montants des subventions vont de 1.5 à 2 millions d’euros. Depuis l’institution du Conseil européen de la recherche, en 2007, l’Université de Fribourg a accroché 14 ERC à son tableau de chasse.