Dossier

Un langage inclusif pour faire changer les mentalités

Le lien entre langage et mentalité est avéré. En sortant du langage exclusif, qui fait la part belle à l’androcentrisme et à la binarité du genre, on contribue à ouvrir les esprits, rappelle Pascal Gygax, psycholinguiste à l’Unifr. Mode d’emploi.

«Le Conseil des professeures de chaque faculté peut proposer annuellement au Rectorat une candidature en principe au grade de docteure honoris causa.» Dans ses nouveaux statuts, adoptés en mai 2018, l’Université de Neuchâtel fait une croix sur le masculin pour qualifier la fonction de ses membres. Désormais, c’est le féminin qui est considéré comme générique dans l’Alma mater: par défaut, on y est rectrice, professeure ou encore membre élue.

Considérée comme trop radicale par certaines personnes, comme trop tardive par d’autres, cette mesure a, dans tous les cas, fait couler beaucoup d’encre. Il faut dire qu’elle s’inscrit «dans un contexte de démasculinisation de la langue française», constate Pascal Gygax, co-directeur de l’Unité de psycholinguistique et de psychologie sociale appliquée de l’Unifr. Ainsi, l’utilisation des termes auteur, chef ou encore professeur – pour désigner respectivement une femme de lettres, une patronne ou encore une enseignante – a fait long feu. Amélie Nothomb est l’autrice de Stupeur et Tremblements, Philomena Colatrella est la cheffe de l’assurance maladie CSS et Christiana Fountoulakis est professeure de droit à l’Unifr. Ce que peu de gens savent, c’est que cette langue «féminisée» n’est – de loin – pas nouvelle, commente Pascal Gygax. «En fait, on revient à ce qui se faisait avant le XVIIe siècle. A l’époque, on parlait déjà (ou encore, devrait-on peut-être écrire) d’autrice. Puis le français a été masculinisé, ce afin de montrer que certaines fonctions étaient réservées aux hommes.»

Responsable plutôt que chef

Qu’elle soit nouvelle ou pas, la féminisation des mots vise à tordre le cou à l’utilisation du masculin en tant que générique. Un phénomène parallèle, et parfois complémentaire, s’est développé: l’emploi d’une forme pairée (aussi appelée «doublon»), qui prévoit la juxtaposition des termes féminin et masculin, comme par exemple dans «les chirurgiennes et les chirurgiens doivent passer un examen préliminaire». Cette construction «est un pas dans la bonne direction», souligne Pascal Gygax. Reste qu’elle présente plusieurs inconvénients. Le premier, selon certaines personnes, c’est sa lourdeur, notamment à l’oral. Autre désavantage de la forme pairée? Même si elle se veut non-sexiste, «elle oblige à choisir un ordre pour les deux termes». Or, «dans notre société androcentrée, c’est généralement la forme masculine qui est utilisée en premier.» A part la classique formule «Mesdames et Messieurs», les contre-exemples sont en effet difficiles à dénicher: «mari et femme», «Adam et Eve», «frère et sœur», autant de binômes langagiers qui placent l’homme en position dominante.

Mais le principal défaut des doublons est à chercher ailleurs; en axant sur la binarité femme-homme, ils excluent toutes les autres identités de genre (transgenre, intersexe, gender fluid, etc.). Les regards se tournent donc de plus en plus vers ce qu’on appelle le langage inclusif, qui permet de couvrir un large spectre de genres et d’orientations sexuelles. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, «le langage inclusif ne constitue pas un frein à l’écriture ou à la parole, il ouvre de nombreuses possibilités!», s’enthousiasme Pascal Gygax. L’une de ces possibilités est le recours au langage épicène, à savoir l’utilisation de mots s’appliquant à la fois aux femmes, aux hommes et à toutes les personnes d’un autre genre. Au lieu de parler des «hommes», on préférera «les êtres humains». Au lieu d’écrire «tout titulaire de permis B», on utilisera «chaque titulaire de permis B». Quant à l’expression «les chefs du projet», on la remplacera par «les responsables du projet».

 

© STEMUTZ.COM

Khay Fong, 32, lesbian
Scientist (nanotechnolgy) at Adolphe Merkle Institute
«Curiosity leads to discovery.»

Nouvelles formes émergentes

Parmi les autres outils qui permettent de sortir «sans trop d’efforts» du langage binaire figure la reformulation neutre, poursuit le psycholinguiste. Plutôt que d’écrire «les étudiants sont priés de s’inscrire via le formulaire ci-joint», pourquoi ne pas écrire «si vous souhaitez vous inscrire, veuillez utiliser le formulaire ci-joint»? En optant pour la reformulation, on s’évite à la fois les critiques qui suggèrent des lourdeurs et celles qui dénoncent le manque de clarté du recours au langage épicène. «Faites le test!», conseille Pascal Gygax. «Si votre texte est bien ficelé, personne ne se rendra compte en le lisant que vous avez eu recours à l’écriture inclusive.» (ndlr: L’avez-vous relevé dans cet article, par exemple?) Parallèlement au langage épicène ou encore à la reformulation, de nouvelles possibilités de neutralisation voient le jour, souvent sous l’impulsion de la communauté LGBTQI+. Alors que Céline Labrosse (1996) suggère de remplacer les pronoms «ils» et «elles» par le pronom unique «illes», Luca Greco (2014) propose d’utiliser «ceuses» plutôt que «ceux» et «celles». «Notre équipe se penche actuellement sur la vitesse d’apprentissage de nouvelles formes pronominales comme ’iel’ et ’iels’», note Pascal Gygax. Qui précise que le champ d’exploration est encore vaste. «Il serait intéressant de rendre les adjectifs invariables, à l’image de ’ridicule’ ou ’remarquable’.». ’Vil’ deviendrait, par exemple, ’Vile’ et serait invariable.

«Dans un deuxième temps, on pourrait carrément s’attaquer aux noms», envisage le spécialiste. Une telle évolution ne ferait pas de la francophonie une pionnière. En Norvège, les autorités se sont prononcées «dans les années 1980 déjà» pour une suppression des noms genrés. Dans ce pays scandinave, il n’existe donc officiellement plus que des termes neutres pour décrire les fonctions ou les activités professionnelles. Dans le même ordre d’idées, Pascal Gygax rappelle que toutes les langues ne sont pas intrinsèquement aussi exclusives que le français. «En allemand, l’existence, à côté des formes féminine (‹die›) et masculine (‹der›), d’une forme neutre (‹das›) donne une plus grande marge de manœuvre en termes d’inclusion.» Toujours dans la langue de Goethe, la forme nominalisée du participe présent (‹die Studierende› pour ‹les étudiantes et les étudiants›) résout bien des casse-têtes linguistiques. A noter encore qu’à l’image de l’anglais, certaines langues ne sont que semi-genrées, tandis que d’autres (dont le finnois) ne comportent pas de marque de genre du tout.

Lien avéré entre langage et mentalité

Lorsqu’on demande à Pascal Gygax si, au fond, plutôt que de s’échiner à vouloir changer la langue pour la rendre plus inclusive, il ne vaudrait pas mieux tenter de faire évoluer les mentalités dans le sens d’une plus grande ouverture, il répond sans hésiter. «S’il n’y avait aucun lien avéré entre langage et mentalité, il ne servirait en effet à rien de se prendre la tête. Pourtant, ce lien existe. L’Académie française l’a bien compris, au XVIIe siècle, lorsqu’elle a supprimé des noms féminins de son dictionnaire. Concrètement, le langage attire notre attention sur certaines particularités – souvent non pertinentes – qui influencent notre manière de voir le monde.» Le psycholinguiste n’en estime pas moins que, parallèlement au travail sur le langage, il faut lutter contre les stéréotypes sur le terrain, notamment dans les écoles. «Prenez les manuels scolaires helvétiques: non seulement ils sont rarement écrits dans un langage inclusif, mais en plus ils font la part belle à des stéréotypes de genre tenaces. Les hommes y sont actifs, les femmes passives, les hommes représentés dans des postes à responsabilité, les femmes dans des activités liées au care.» Il reste donc beaucoup de chemin à faire.

 

Notre expert Pascal Gygax co-dirige l’équipe de psycholinguistique et psychologie sociale appliquée de l’Unifr. Au bénéfice d’une thèse de doctorat en psycho­logie expérimentale de l’Université de Sussex (Angleterre) et d’une thèse d’habilitation de l’Unifr, il travaille principalement sur la manière dont notre cerveau traite la marque grammaticale masculine et sur l’impact social et cognitif de formes dites inclusives. Pascal Gygax intervient régulièrement dans les médias, lorsqu’il est question de langage inclusif ou de féminisation du langage.

pascal.gygax@unifr.ch