Dossier

Tourisme: qui perd, qui gagne?

Pour paraphraser un ancien conseiller fédéral: voyager, c’est bon pour la santé. Mais est-ce la panacée pour autant? Pas sûr. Aujourd’hui, autour de la Méditerranée, de nombreuses voix s’élèvent contre les effets désastreux du surtourisme. Analyse du phénomène avec Francesco Screti.

Francesco Screti, le tourisme est-il en train d’étouffer la Méditerranée?

Le tourisme est une énorme machine à sous. Un travailleur sur dix est actif dans le tourisme. Au niveau mondial, le secteur brasse indirectement 8,8 trillions de dollars. En Espagne, il représente 14% du PIB, en Italie 11%. La question centrale est donc qui y perd et qui y gagne. Est-ce que trop de tourisme tue le tourisme? Dans toutes les villes méditerranéennes qui ont connu un essor exponentiel du tourisme ces dernières années, comme Barcelone, Palma de Majorque, Dubrovnik ou Venise, des réactions se font entendre.

Le secteur a connu un énorme développement au cours du dernier siècle…

Les développements technologiques ont eu un grand impact, avec la popularisation de la voiture, le développement des chemins de fer, puis de l’aviation. Ces dernières années, c’est l’entrée en scène des compagnies low cost ou d’entreprises comme Airbnb qui a créé la révolution.

Après le voyage ou la découverte, on vend maintenant l’expérience, qui semble pourtant être la même partout…

Cela relève d’un paradoxe de la société occidentale capitaliste. Tout le monde consomme comme tout le monde et chacun veut être différent. Barcelone compte 9 millions de touristes par année; chacun d’eux est à la recherche d’une expérience unique et, pourtant, ils vont tous dans les mêmes lieux. Cette nécessité d’offrir une expérience est liée à la massification du tourisme: plus le flux augmente, plus on essaie de se diversifier. Mais pas sûr qu’on y arrive vraiment.

Qu’en est-il des backpackers qui se veulent à l’opposé du tourisme de masse?

Les backpackers ont toujours aimé se percevoir plus comme des voyageurs que comme des touristes. Pourtant, ils sont si nombreux qu’ils finissent, eux aussi, par suivre des itinéraires tracés. Il faut dire que jusqu’ici le discours contre le tourisme a toujours été élitiste. Ces dernières années, pourtant, les accents populistes ont pris le dessus. Le discours est désormais construit sur des catégories politiques et idéologiques qui questionnent non seulement la présence des touristes, mais aussi les enjeux structurels de l’échiquier touristique, c’est-à-dire, encore une fois, qui perd et qui gagne.

On ressent même une sorte d’injonction à partir, non?

Aujourd’hui, il faut voyager. Après l’exploration, le discours dominant de la société occidentale a idéalisé le tourisme. Et les réseaux sociaux ont encore accentué le phénomène. On nous vend de belles images; pourtant, une fois sur place on n’a envie d’avoir ni le moustique exotique, ni le soleil, ni la nourriture dont on se méfie... Il est temps de se demander pourquoi le discours est construit de cette manière.

Constate-t-on une véritable augmentation?

En 1700 déjà, Venise connaissait les mêmes problèmes qu’aujourd’hui: tout-à-l’égout qui déborde, gestion de l’espace urbain, etc. Par contre, jusqu’à il y a peu, c’était la seule ville touchée. Aujourd’hui, le problème se multiplie: Dubrovnik, Barcelone, Palma de Majorque, Rome…

Et des voix commencent à s’élever…

Il y a toujours eu des frictions entre touristes et locaux. La nouveauté, c’est la conscience politique des groupes protestataires, qui peut se résumer à une idéologie environnementaliste et de gauche radicale. Ils émergent à un moment historique où les mouvements populistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, prennent pied en Europe. Il faut aussi distinguer si le discours porte contre le tourisme ou contre les touristes. En effet, d’après mes recherches, les experts et les activistes ont tendance à créer un discours contre le phénomène, tandis que les individus s’expriment plutôt contre ces visiteurs trop envahissants. Enfin, une autre part du discours interroge le droit à la ville. Et, à ce niveau, qu’est-ce qui différencie ces discours contre le touriste et ceux contre l’immigré qui envahit «ma» ville? Si le fond idéologique est différent, il y a de nombreuses similitudes du point de vue discursif. Et on revient la question qui gagne et qui perd. Où donc va l’argent? Par contre, selon moi, ce discours est un peu bancal. Il se base sur le fantasme d’un peuple imaginé comme une unité homogène. Alors que c’est ce même peuple, idéalisé dans une opposition aux élites, qui loue des appartements aux touristes ou qui tient le bar de la plage.

 

Comino, Malta  © Getty Images

Les modes de protestation sont différents à Barcelone, Majorque et Venise, n’est-ce pas?

Il y a des parallélismes, mais aussi des particularités. On considère que Venise est en danger depuis plus de deux ou trois siècles et aucun Vénitien ne vit plus au centre de la ville. Le leader du mouvement anti-touriste local, Tommaso Cacciari, le neveu de l’ancien maire de Venise, est un activiste radical des squats et occupe une place importante dans le paysage politique. La cible principale, ce sont les bateaux de croisière, qui génèrent beaucoup de dégâts dans la lagune. Par contre, on peut relever des parallélismes dans les stratégies de lutte: blocage, boycott… Régulièrement, des protestataires se jettent dans le canal de Venise pour empêcher le bateau de traverser. Comme celles de Barcelone ou à Palma de Majorque, ces actions ont un gros impact médiatique. A contrario, Barcelone a une tradition anarchiste très forte qui a porté Ada Colau à la mairie. Elle peut donc compter sur un véritable soutien idéologique de la base.

Quelles sont les réponses politiques?

Les maires de Dubrovnik, Barcelone et Venise ont été interrogés à ce sujet. Le premier a une approche néo-libérale: il propose simplement d’augmenter les prix. Le maire de Venise, un homme d’affaires et un entrepreneur issu de la droite conservatrice, a une position plus œcuménique: hors de question de mettre des quotas, tout le monde a le droit de visiter Venise. Enfin, la maire de Barcelone, issue des mouvements politiques de gauche, veut créer un débat pour arriver à une solution réellement démocratique, ou du moins partagée par tous les acteurs politiques. C’est probablement la meilleure solution, mais n’oublions pas qu’il est difficile d’impliquer tous les partis dans la discussion. Comment intégrer les touristes, par exemple?

A-t-on déjà pu mesurer l’impact de ces trois propositions?

Non, c’est un problème trop récent avec toujours la même question: le tourisme, donc, mais à quel prix? Bâtir des maisons près de la plage, envahir les côtes, décharger les résidus dans la mer… Comme disent les Espagnols c’est du pain pour aujourd’hui, mais la faim pour demain. Il faut avoir une discussion la plus ample possible à tous les niveaux pour penser des stratégies durables au niveau social et environnemental, puis implémenter des lois.

Ce n’est pas gagné!

Non. Mais l’émergence de ces discours a la grande valeur de démystifier le tourisme. Il faut vraiment commencer à penser de manière plus globale à la manière de voyager et travailler, à qui sont les acteurs, dans quelles perspectives de durabilité et pour qui sont les bénéfices.

Aujourd’hui on nous vend aussi des manières alternatives de voyager, comme le tourisme humanitaire par exemple. Y voyez-vous une vraie solution?

Je ne peux pas répondre de manière unilatérale. Il y a toujours un risque de tomber simplement dans le greenwashing. On revient donc à la question de la responsabilité. Ces propositions ne sont sûrement pas la solution, mais peuvent aider à créer une conscience. Tout comme ces courants politiques qui créent un discours alternatif, elles ont le mérite d’ouvrir le débat.

 

Notre expert Francesco Screti enseigne à la Haute école hôtelière de Glion et il est chercheur postdoctoral à l’Institut de plurilinguisme de l’Unifr. Spécialiste de l’analyse du discours des médias et du discours politique, il a, en particulier, étudié la publicité, la communication électorale et le message politique de la musique alternative.

francesco.screti@unifr.ch