Recherche & Enseignement

J’ai transformé mon statut de mère en point fort

Qui a dit qu’on ne pouvait pas être mère et chercheuse accomplie? En partant seule avec ses deux enfants effectuer un séjourde recherche en Suède, Michela Villani a voulu remettre les pendules à l’heure. Récit.

Michela Villani a débarqué en Suède le 2 février 2018 à 15h00, alors qu’il faisait déjà nuit et que le thermomètre affichait -15 degrés. Dans chacune de ses mains, celle de l’un de ses fils. A ses pieds, une montagne de bagages. «On s’est tous les trois demandé: mais qu’est-ce qu’on est venus faire ici?», se rappelle – en souriant – la chercheuse de l’Unité de sociologie de l’Unifr. De retour en terre helvétique après ses quatre mois de séjour scientifique à Uppsala, financés par le Fonds national suisse (FNS), la spécialiste des questions de genre et de la sexualité en contexte de migration fait le point sur les bénéfices de ce voyage, tant sur le plan académique que privé.

 

Michela Villani, dans quel contexte s’inscrit votre séjour de recherche, effectué entre février et juin 2018?

Les objectifs de cet échange étaient de construire et de fortifier un réseau anglophone qui manquait dans mon profil académique, ayant plutôt développé un réseau francophone. Mais aussi de valoriser mes recherches personnelles, que ce soit celles conduites ces dernières années dans le cadre de mes mandats FNS et ANR (Agence nationale de la recherche, l’équivalent français du FNS, ndlr.) ou celles liées à mon doctorat. Alors que ma thèse sur la reconstruction clitoridienne (récompensée par le Prix de la Ville de Paris pour les études genre en 2013) est régulièrement citée par d’autres chercheurs et que je suis considérée comme une pionnière dans le domaine, j’ai paradoxalement peu eu – et pris – le temps de la mettre en avant, par exemple à travers des articles. En effet, le fait de devenir mère en cours de thèse a influencé mes choix de carrière, axés notamment sur les possibilités de travail à temps partiel et dans un périmètre géographique restreint. Grâce à mon séjour en Suède soutenu par le FNS, j’ai notamment publié un chapitre dans un ouvrage des prestigieuses éditions Routledge et soumis (à deux autres revues réputées) des articles valorisant les données inédites tirées de ma thèse. J’espère qu’ils seront acceptés.

 

Les prestigieuses universités américaines de Berkeley et de UCLA vous tendaient les bras; pourquoi avoir choisi Uppsala et son Center for Gender Research?

En 2015, la chercheuse suédoise Malin Jordal est venue écouter mon intervention sur la prise en charge des mutilations génitales féminines durant un colloque international. Ce fut le coup de foudre académique entre nous. Elle m’a dit qu’elle souhaitait mener des recherches similaires aux miennes dans son pays et je l’ai épaulée dans cette démarche. En 2017, Malin m’a invitée à un séminaire organisé à Uppsala. J’ai adoré cet endroit! Sur place, plusieurs personnes auxquelles j’avais communiqué mon désir de partir en séjour scientifique l’année suivante avec mes enfants m’ont dit:«Viens ici, c’est l’endroit idéal avec une famille.» J’ai été séduite par cette approche pragmatique, axée sur la conciliation entre vie privée et vie professionnelle.

 

La famille était donc l’un des éléments qui sous-tendait votre projet de séjour à l’étranger …

En effet, j’avais à cœur de sortir de l’équation maternité = inégalité des chances au travail. Ce constat désolant est particulièrement vrai dans le monde académique, où les carrières sont calquées sur un système «masculin», où domine la performance. Ajoutez-y la nécessité de faire des expériences à l’étranger pour avoir une crédibilité parmi ses pairs, et vous obtenez, dans bien des cas, le renoncement. Renoncement à la maternité, renoncement au voyage ou renoncement à la combinaison des deux. Certes, j’aurais pu partir seule en séjour scientifique, laisser les enfants avec mon partenaire – qui n’avait pas la possibilité de nous accompagner – et faire des allers-retours fréquents entre la Suède et la Suisse. Mais qu’est-ce que j’aurais gagné? Plus de temps pour moi pour travailler, certes. Pour socialiser dans les afterwork, certes. Mais j’aurais perdu tout un tas d’éléments de valeur inestimable que l’expérience avec les enfants m’a donnés. J’ai donc décidé de renverser la vapeur et de transformer mon statut de mère en point fort. Cette expérience a été pour moi l’occasion de me mettre à l’épreuve et de mettre à l’épreuve mes enfants. J’ai embarqué tout le monde avec moi dans cette aventure et je suis partie au Nord!

 

Avez-vous rencontré des obstacles lors de la préparation de ce voyage au Nord?

Hormis quelques tensions professionnelles liées à la réorganisation des tâches dans l’équipe durant mon absence, je dois dire que cela a été beaucoup plus simple qu’anticipé. Mon fils aîné, qui entrait en 5e Harmos, a perdu un semestre sans que cela affecte le passage à la classe suivante; s’il avait été en 6e, notre départ aurait été compliqué par les épreuves cantonales de référence. Le plus jeune, lui, était dans sa dernière année de crèche (il avait 3 ans quand nous sommes partis). Bref, c’était idéal au sens des temporalités de chacun. Je pense que le plus grand obstacle à ce genre d’expérience est mental: dépasser les lieux communs (partir c’est perdre les repères), mais aussi les stéréotypes (une bonne mère met sa carrière au deuxième plan) qui constituent de véritables contraintes sociales pour les femmes. Souvent, les mères renoncent d’emblée, alors que les instruments – tels que ceux mis disposition par le FNS – existent.

 

 

 

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Et sur place, comment avez-vous aménagé votre vie?

Mon fils aîné fréquentait une école internationale située à quelques pas de la maison. Les deux premières semaines, je l’y accompagnais mais, très rapidement, il s’y est rendu tout seul. Si, le premier mois, il a passé beaucoup de temps seul, dès le deuxième mois, il a commencé à parler l’anglais, s’est trouvé un meilleur ami et a été intégré au groupe. J’étais épatée par sa capacité à s’adapter. Le plus jeune, lui, était inscrit dans une crèche traditionnelle; il a donc appris le suédois. J’ai investi pas mal de temps pour qu’il se sente bien. Concrètement, au début, je partais travailler tard et allais déjà le rechercher vers 15h. Au bureau, ces horaires n’ont étonné personne: au contraire, il était considéré comme tout à fait normal de s’en aller avant 16h lorsqu’on est parent. Ce serait impensable en Suisse!

 

Quels sont les autres aspects de la Suède – pays souvent cité en exemple en matière d’égalité – qui vous ont le plus marquée en tant que mère et spécialiste des questions de genre?

En Suède, les enfants sont les rois. Du coup, la société est organisée de manière à ce qu’ils bénéficient d’une prise en charge optimale. L’un des exemples les plus parlants est – sans surprise – le congé parental indemnisé. Ce dernier a une durée de 480 jours, à répartir entre les deux parents. Sur ce total, 60 jours doivent être pris par la mère et 60 jours par le père. A noter que ce congé peut être différé ou étalé jusqu’au huitième anniversaire de l’enfant. En Suisse – et je ne parle même pas de mon pays natal, l’Italie – on ne peut que rêver d’un modèle pareil, qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, fortifie l’économie. La Suède est le pays du monde qui compte le plus de femmes au travail (80% des 20-64 ans, surtout dans le secteur tertiaire et la fonction publique) et le plus de femmes élues au Parlement (43,6 %), ainsi que dans les conseils généraux et les communes. Le modèle «breadwinner» (l’homme pourvoyeur d’argent pour le foyer) est perdant et dépassé. On a, à la fois, des hommes surchargés, qui font des burn-out, et des femmes au foyer déprimées. L’impact sur les coûts de santé publique est conséquent.

 

Sur le plan professionnel – recherche mise à part – quels sont les principaux enrichissements que vous ont apportés ces quatre mois à l’Université d’Uppsala?

Ce qui m’a énormément marquée, c’est l’investissement consenti dans le relationnel sur le lieu de travail. Il faut dire que je me trouvais dans un endroit très privilégié, le Centre for Gender Research étant logé dans un bâtiment au sein du jardin botanique. A l’intérieur, l’organisation de l’espace reflète une vraie philosophie du care au travail. Une pièce centrale est consacrée aux fikas, des pauses-café quasi obligatoires qui ont lieu à 10h et à 15h. Tout le monde sort de son bureau à ce moment-là et s’assoit autour d’une grande table ronde au centre de la pièce. C’est un moment très important, durant lequel on parle de tout, de l’actu, de ce qu’on a fait durant le week-end, d’un nouvel article publié, de l’annonce d’une expo… Bref, on ne partage pas seulement un café, mais on échange, on fait circuler, on redistribue les énergies, parfois des informations très importantes! Ce temps de pause collective imposé est donc très productif. Il faut d’ailleurs une raison importante pour ne pas y participer; généralement, on s’arrange pour ne pas prendre des rendez-vous aux heures de fikas. Dans le même ordre d’idées, la hauteur de tous les bureaux est réglable, il y a une pièce avec une chaise de massage et il n’est pas rare de voir – en hiver – des collègues ôter leurs chaussures et enfiler une paire de grosses chaussettes chaudes. Tout est donc fait pour qu’on se sente bien au travail. Je pense qu’en Suisse, il vaudrait la peine de s’inspirer de ce modèle et de faire preuve d’une sensibilité nouvelle, en valorisant le côté relationnel plutôt que de le considérer – au mieux – comme anecdotique ou – au pire – comme un frein aux succès professionnels.

 

Que vous a apporté le fait de partir avec vos deux fils en séjour scientifique?

J’ai l’impression d’avoir pu offrir une expérience vraiment enrichissante à mes enfants. Ils débordaient de curiosité, de joie et aussi de peur. J’ai pu les accompagner dans cette exploration d’un nouveau pays, de nouveaux paysages, visages, langues… Ou peut-être devrais-je plutôt dire que ce sont eux qui m’ont accompagnée, qui m’ont permis de vivre cette expérience avec l’émotion pure que seuls les enfants connaissent. Grâce à eux, j’ai aussi eu accès à une meilleure connaissance de la Suède et de ses institutions, notamment scolaires. Mes fils m’ont donné beaucoup de courage, ont fait ressortir des capacités que je ne me connaissais pas. Le fait de gérer seule le ménage – ce qui est parfois très dur – m’a, par ailleurs, montré ce que vivent à l’année les mères célibataires; elles ont tout mon respect. Parmi les constats les plus positifs figure également le fait que je suis désormais en mesure d’affirmer, preuve à l’appui, qu’on peut très bien être chercheuse et mère – voire mère «célibataire» – et partir en voyage scientifique.

 

Michela Villani est chercheuse senior à l’Unité de sociologie de l’Université de Fribourg. Après une licence en sciences et techniques de l’interculturalité (Université de Trieste) et un Master 2 en santé, population et politiques sociales (EHESS de Paris), elle a obtenu son doctorat en sociologie en 2012 (EHESS de Paris), grâce à un travail de thèse portant sur la reconstruction clitoridienne. Elle est spécialisée dans les questions de genre et la sexualité dans un contexte de migration, des compétences qu’elles a notamment pu mettre au service des recherches FEMIS et JASS du FNS, ainsi que du programme Ethopol de l’ANR.

michela.villani@unifr.ch

photos ©stemutz