Publié le 21.11.2023

Le mot du Doyen, Joachim Negel - SA 2023/II


Chers membres de la Faculté de théologie
Chères amies et chers amis

« Vraiment, je vis en des temps sombres... », c'est par ces mots que commence l'un des poèmes les plus célèbres de Bertolt Brecht. Il a été écrit dans les années 1930, alors qu'il était en exil en Suède, et s'intitule : « Aux post-nés ». C'est à eux, à la génération d'après, que le poème est adressé, et il se termine par une timide supplique demandant que les générations d'après soient indulgentes envers lui, Bertolt Brecht, et sa génération, car elles n'ont pas su résister au mal ; car elles étaient trop faibles pour couper l'herbe sous le pied de la violence stupide ; incapables de préserver la paix et la justice.

« Vraiment, je vis en des temps sombres... » Vivons-nous des temps semblables à ceux de Brecht ? Certainement pas. La Suisse est un havre de prospérité et d'Etat de droit envié dans le monde entier ; l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique et de nombreux autres pays de l'Union européenne sont des démocraties stables. Ce n'est pas un hasard si des millions de migrants originaires d'Afrique, du Proche et du Moyen-Orient, de Russie, d'Iran, d'Afghanistan et de bien d'autres pays n'ont qu'un seul souhait : venir en Europe occidentale parce qu'on peut y vivre en sécurité. Qui pourrait les en blâmer ?

Pourtant, de moins en moins d'Européens semblent apprécier ces acquis à leur juste valeur. Non seulement chez les Brexiteers anglais, chez les partisans des partis d'Etat hongrois, polonais et slovaque, mais aussi en France, en Italie, en Allemagne et dans d'autres sociétés européennes, le nombre de ceux qui (re)désirent la main ferme du chef autoritaire et l'Etat fort et national augmente. La démocratie est exigeante, cela ne fait aucun doute, elle nécessite la capacité de faire des compromis, d'être prêt à aller vers l'autre, à se laisser remettre en question par lui. La démocratie requiert une force intérieure et, en même temps, une bonne dose de sérénité, de plaisir à rencontrer l'autre, sans oublier l'humour. Là où tout cela fait défaut, on risque de s'endurcir, de s'enfermer dans son rôle de victime (réelle ou imaginaire), le regard s'endurcit ; l'œil et le cœur se rétrécissent, il n'y a finalement plus que des meurtrières. Et c'est ainsi que l'autre devient une cible. Et on finit par tirer.

C'est ce dont nous avons été terriblement témoins il y a six semaines, le jour même où les Juifs célèbrent la fête de Simchat Tora, qui clôt la fête des Cabanes, Soukkot. Au petit matin du 7 octobre, des groupes terroristes du Hamas ont pénétré sur le territoire israélien en provenance de la bande de Gaza. Ils ont envahi de nombreux postes militaires proches de la frontière, des localités et des petites villes du sud d'Israël et y ont perpétré des massacres contre la population civile. Plus de 1.200 civils et membres des forces de sécurité ont été assassinés, plus de 5.400 personnes ont été blessées et environ 250 autres ont été enlevées. Il s'agit du plus grand massacre de juifs depuis la Shoah. En réaction à cette attaque, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré l'état de guerre – pour la première fois depuis 50 ans. Et c'est donc la guerre – et quelle guerre ! La population civile de Gaza, prise en otage par le Hamas, subit massivement les représailles de Tsahal (Israel Defense Forces), et le Hamas, dans son cynisme, s'en réjouit. Car c'est ici que sont semées les graines des 30 prochaines années de guerre, c'est ici que grandit une nouvelle génération de combattants. Celui qui n'a rien à perdre n'a rien à perdre. Pourquoi devrait-il s'efforcer de trouver la paix et l'équilibre ? Il n'a de toute façon rien à gagner. La politique de colonisation menée par Israël en Cisjordanie depuis la fin des années 1990 a bouché toute possibilité de solution à deux Etats, au sens littéral du terme. Les tiers rieurs sont une fois de plus les cyniques d'Iran et d'Afghanistan, mais aussi les néo-impérialistes Poutine, Erdogan, Ali Asadov et consorts.

Et l'Europe ? Quelles réactions la guerre de Gaza suscite-t-elle chez nous ? La réponse est loin d'être belle. Même si la Suisse et l'Europe sont loin de la guerre et de la terreur, la guerre à Gaza et Israël obscurcissent les cerveaux chez nous aussi. C'est ainsi qu'en réaction à l'autodéfense d'Israël contre la terreur du Hamas, quelque chose que l'on croyait définitivement surmonté apparaît soudain au cœur de notre Europe civilisée : le visage de l'antisémitisme sous sa forme irréfléchie, voire sordide. Ce visage apparaît aussi dans les universités, notamment chez ceux qui se croient à l'abri de toute forme de racisme parce qu'ils seraient du bon côté de la morale : chez les tenants du discours anti et post-colonialiste. On reste sans voix. Et on a honte. Et on se demande ce qui se passe vraiment ici.

Pourquoi ne parvient-on pas à concilier la raison, la gouvernance modérée et l'équilibre des différents intérêts ? L'homme serait-il intrinsèquement incapable de paix ? Et que chaque paix n'est qu'une pause entre deux guerres ?

Avec des questions comme celles-ci, nous ne sommes pas seulement confrontés à des questions historiques, politiques, économiques, mais aussi à des questions essentiellement anthropologiques. Les questions anthropologiques sont bien sûr toujours plus que de simples questions anthropologiques. Elles révèlent quelque chose de plus grand que l'homme. Pourquoi en est-il ainsi ? Une réponse s'esquisse chez Blaise Pascal : « L'homme surpasse l'homme infiniment ». De même, Thomas d'Aquin : « homo definiri nequit ». C'est simple : l'homme ne se laisse pas résumer, n'en déplaise aux tenants du naturalisme scientiste ; l'homme se dérobe à lui-même, il est à la fois ange et démon, il est toujours une énigme pour lui-même. La guerre de Gaza, tout comme la guerre de la Russie contre l'Ukraine, en témoignent de manière consternante. Mais alors ?

Cette question, chères amies et amis de notre faculté, chères camarades étudiantes et chers collègues, nous brûle une fois de plus les doigts. La réponse ne viendra pas des slogans d'indignation, mais de la voix douce de la raison. En elle brille quelque chose que les hommes ne sont capables de réaliser que dans une mesure très limitée : une paix qui est plus qu'une absence temporaire de guerre. Dans la tradition biblique, il y a un mot pour cela : « Shalom ». Shalom signifie « tranquillité, soin, douceur, bienveillance, intimité, amitié, silence, satiété, satisfaction profonde » et bien d'autres choses encore. Il est dit de cette paix que le monde ne peut pas « se la donner à lui-même » (Jn 14,27), car elle est « supérieure à toute raison » (Ph 4,7). Elle libère ainsi la raison pour elle-même. Et c'est ainsi que le monde est élémentairement responsable de lui : « Ayez du sel en vous et gardez la paix ». (Mc 9,50b) Que nous prenions à cœur ces deux aspects, notre responsabilité envers le monde et notre désir de cette paix que le monde ne peut se donner à lui-même, tel est mon souhait pour nous tous en ces temps sombres.

Joachim Negel, Doyen